Claire Devers : « Le naturel au cinéma n'existe pas »

Pauvre Georges ! / C’est aux Rencontres d’Avignon que la rare Claire Devers avait réservé la primeur de son nouveau long-métrage, "Pauvre Georges !", un film cachant son soufre satirique derrière l’apparente impassibilité de son héros-titre campé par l’impeccable Grégory Gadebois.

Avez-vous avez modifié des éléments dans la configuration sociale ou professionnelle du roman de Paula Fox que vous avez adapté ?
Claire Devers : Un peu, oui : il date des années 1960, presque 1970, et il était censé se passer dans une banlieue new-yorkaise dans un milieu de profs, d’artistes. C’est moi qui ai inventé la production audiovisuelle mais c’était quand même le même milieu socio-culturel.

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Et quand j’ai fait mes recherches de décor sur Google Map, très vite j’ai été intéressée par les Laurentides ; j’ai repéré visuellement Saint-Adèle et Saint-Jerôme et je me suis rendue compte que le milieu socio-culturel que je traitais vivait effectivement là-bas. J’avais été au bout d’une recherche assez cohérente entre les décors, la nature, les choix de vie… En fait, ce qui m’intéressait, c’était des bobos ; des gens de gauche, bien-pesants… Tous ces gens qui ont voté Hollande ou Macron dans les Yvelines.

Le lieu a donc une place prépondérante dans ce film…
En tant que metteur en scène, une fois que j’ai écrit mon histoire et travaillé mes personnages, je sais que ma mise en scène va être terriblement guidée par les décors. Parce qu’ils racontent les personnages, disent beaucoup de choses et vont induire une mise en scène.

Dès que j’ai vu cette maison tarabiscotée de Georges et Emma — elle paraît très intéressante, mais en fait c’est une baraque invivable car elle est sur cinq, six niveaux et l’on passe son temps à monter et à descendre — j’ai trouvé que ça exprimait tellement leur relation : ils sont jamais sur le même niveau, il y en a toujours un qui est en haut, l’autre en bas… Cela me guidait beaucoup pour bien restituer ce qui se passait dans ce couple.

L’idée c’est d’avoir au départ la bonne idée, et de ne jamais la lâcher. Si je suis chiante et exigeante, c’est surtout pour les choix de décors : là, je lâche rien.

Ce déplacement du décor initial étasunien vers le Canada est-il lié à une contrainte de production ou bien un choix ?
J’avais écris une première adaptation qui se passait à Lille et ça ne marchait pas : je tenais aux relations de voisinage entre urbains partant vivre dans des villes de province. On a déplacé au Québec parce que je voulais quand même rester dans un cinéma francophone et surtout, parce que ça me permettait de parler de tous ces Français qui se sont expatriés à Montréal durant les dix dernières années. Ça correspondait au personnage ; je le voyais bien dans cette quête de projet de vie, s’investir, avoir un désir de quelque chose, de s’expatrier comme une première expérience avant de jeter son dévolu sur Zac et ça m’a plu. Et puis je connaissais quelques acteurs québécois — il y en a de très bon acteurs au Québec — et tout de suite le film a pris une évidence là-bas. Je voulais une nature très paisible qui assiste à ces dérèglements avec ces urbains qui débarquent et ne savent pas trop comment s’enraciner. Filmer une confrontation entre leurs quêtes de vies et cette nature autour d’eux… J’aime bien les orages, en général les incendies aussi. (rires)

Une réplique du film renvoie à Georges le fait que son visage « n’exprime rien ». Est-ce facile de proposer un rôle à un comédien, en l’occurrence Grégory Gadebois, ayant une telle caractéristique ?
C’est un surdoué Gregory ! C’est un être grand acteur, donc c’est exactement ce qu’il aime jouer. Dès le départ, on a était très en connivence tous les deux sur qui était cet homme : il est à la fois bon, bienveillant, il veut vraiment toujours transmettre, il jette son dévolu sur ce gamin mais il le fait d’une façon tellement égoïste par rapport à sa femme que c’est ça qui va provoquer le dérapage.

Le fait est que cette réplique renvoie à une vérité de son jeu, cette impassibilité qu’il renvoie dans quasiment tout ses rôles. Pourtant, il est redoutablement expressif dans sa “non-expressivité“…
Oui, et c’est pour ça que j’adore cet acteur. J’aime bien que ce soit sa soeur, jouée par Pascale Arbillot, qui ait un regard très, très juste sur son personnage. Elle a l’air d’une gourde, totalement dépressive, mais elle lui renvoie cette justesse, alors qu’on ne s’attend pas du tout à une telle lucidité de sa part.

Mais cela vient des personnages de Paula Fox. Si l’on adaptait tout, cela ferait un film de dix heures, du temps de lecture du livre donc il faut condenser, aller à l’essentiel. J’appelle ça le travail de la tête de Jivaro : il faut avoir le visage en condensé, sans perdre une oreille, ni un œil, tout en condensé.

Vous faites commencer le film dans la tête de Georges avec une voix off. Elle va disparaître et revenir ponctuellement. Pourquoi ce choix de la faire se volatiliser et revenir par brefs instants ?
J’aime bien les films à voix off mais encore faut-il qu’elle ait son vrai statut ; or elle l’avait perdu au fur et à mesure que le film se faisait. J’en avais beaucoup plus, en fait et il y avait même une voix off d’Emma, à un moment donné. Souvent, elle portait une autre narration : comme on était beaucoup dans des sous-entendus, j’avais besoin de faire le point par moments. Mais ça donnait trop de sens, c’était trop lourd. Il y a le temps de l’écriture et puis il y a l’incarnation des acteurs, la visualisation des décors, qui font que l’on se rend compte qu’on a plus besoin de tout ça : l’acteur dit tout, la voix-off devient presque un pléonasme, un commentaire alors qu’elle est sensée être plus forte. Alors, au fur et à mesure du montage, on l’a enlevée et on l’a juste gardée dans la scène de l’autoroute la nuit, quand j’avais besoin d’être un petit peu plus avec Georges. Pour le reste, elle n’était pas explicative, mais c’était une autre couleur dont je n’avais plus besoin.

Certains passages du jour à la nuit sont très abrupts. Comment avez-vous travaillé sur la lumière ? Est-elle naturelle ?…
Le naturel au cinéma n’existe pas (rires) Les nuits ont pratiquement été tournées normalement, il ya très peu de scènes “borniolées“, comme on dit, parce que justement à chaque fois je voulais la profondeur du paysage extérieur. J’ai travaillé avec mon remarquable chef-opérateur et j’ai fait un gros travail d’étalonnage pour refaire les couleurs. Aujourd’hui, avec les nouvelles techniques et le numérique, si l’on a de bons objectifs, on a quand même une capacité à bien travailler les nuits sans être obligé d’avoir trop de matériel électrique : ça donne un réalisme assez étonnant. On a tourné ça vite, on a fait trente jours de tournage — c’est très peu six semaines de cinq jours — donc après on a continué à travailler les atmosphères…

Est-ce la télévision qui vous a détournée du cinéma ? Pauvre Georges ! était-il d’emblée voulu pour le cinéma ?
Oui, c’était vraiment pour moi du cinéma. Quant à la télé, chez Arte avec Pierre Chevalier, il y avait une telle liberté, qu’on perd quand même de plus en plus au cinéma. J’ai fait des choses que je n’aurais jamais pu faire au cinéma : des farces, des histoires de fantôme, j’ai travaillé sur cette crise financière en fiction, c’était génial ! J’ai des projets sur la coalition européenne, je voudrais travailler sur l’Europe, mais, je n’arrive pas à trouver du financement là-dessus, c’est chiant… En plus, on en parle beaucoup, mais c’est vrai que je suis une femme et qu’on le veuille ou pas il y a des sujets, des budgets qui me sont interdits. Après Max et Jeremy, j’ai perdu 5 ans à essayer de monter un film ; bien plus tard, j’ai compris que jamais je n’aurais pu réunir l’argent, parce que c’était un gros budget.

Pourtant, Max et Jeremy avait bien marché…
Super bien marché ! C’est pour ça que j’étais partie et que tout le monde voulait me produire, j’avais un scénario exceptionnel qui était considéré comme l’un des meilleurs scénario qui circulait à l’époque et je n’arrivais pas à boucler mon budget. Plus tard, j’ai compris que, de toute façon, il y a des budgets auxquels je n’avais pas accès en tant que femme. D’autres sont partis, mais moi je suis restée sur Arte avec Pierre Chevalier parce que j’avais plein de sujets que je savais que je ne pouvais pas faire au cinéma.

Pierre Chevalier vient de disparaître ; il est à présent doublement absent…
Oui, c’est dramatique mais de toute façon il y avait longtemps qu’il n’y était plus chez Arte, il avait passé la main. J’en reparle parce que je me souviens le bonheur que ça a été de travailler avec cet homme. C’est le plus grand producteur français de ces dernières années pour moi justement parce qu’il avait cette liberté-là : il savait ce qu’est un auteur. Plus on est libres, plus on fait des films qui intéressent tout le monde. Plus on essaye de nous formater, plus on fait des merdes (rires).

Que pensez-vous de Netflix ?
Ce que j’en pense, c’est qu’on ne pourra rien empêcher, on y est. Comment s’en protège-t-on aujourd’hui ? Effectivement, il y a une autre façon de regarder les films, une autre façon de produire qui va surgir et que quelque chose est en train de mourir. Et qu’on le veuille ou pas c’est le public qui va le faire aujourd’hui. Mais je crois aussi qu’il y a des périodes, je crois beaucoup aux cycles ; je ne crois pas que l’histoire soit linéaire. On va avoir devant nous quelques décennies dramatiques et, tôt ou tard, quelque chose de vivifiant reviendra mais quand ? Comment ? Ça je ne sais pas, je serais sans doute morte mais je pense qu’on va vers des années très sombres pour un cinéma et un mode de consommation qu’on a connus.

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