Lignes haute tension

Parcours / L’exposition Le Plaisir au dessin rassemble 150 dessins du XVIe siècle à nos jours, signés par les grands noms de l’histoire de l’art. Fascinante aventure de la ligne qui, de feuille en feuille, n’en finit pas de se chercher et d’enlacer des formes inouïes et toujours inachevées. Jean-Emmanuel Denave

«La Muse anime, soulève, excite, met en branle. Elle veille moins sur la forme que sur la force. Ou plus exactement : elle veille avec force sur la forme», écrit Jean-Luc Nancy (in Les Muses), philosophe et commissaire de l’exposition Le Plaisir au dessin. Comme dans d’autres disciplines artistiques, ce mouvement et cette tension agissent presque «naturellement» dans le dessin pour déjouer les compositions prédéterminées et les œuvres replètes, bien au chaud dans leur achèvement. Sur quelques feuilles bouleversantes de fragilité, jaillissent une pluralité de forces, une multiplicité de formes, en flux quasiment continus du XVIe siècle à aujourd’hui. Les lignes émergent, s’étalent pures et nues, ou bien au contraire se compliquent, s’enroulent dans une composition plus élaborée, se brouillent à nouveau, se raturent, relancent les dés. Toujours instables, toujours en devenir, définitivement irrécupérables et indisciplinées. Ces idées et ces sensations très concrètes d’ouverture et de suspens de la forme traversent l’ensemble de l’exposition imaginée par Jean-Luc Nancy. Une exposition qui s’avère en quelque sorte «bandante» : de par l’émoi provoqué par les œuvres exposées, l’état de tension qui les électrise toutes, la cohérence et l’intelligence de son propos. Un propos centré, qui plus est, sur la notion de plaisir, entendue par le philosophe non comme simple satisfaction, mais comme «plaisir de désirer» (voir l’encadré entretien de J.-L. Nancy). Au bord du sens Le parcours de l’exposition s’ouvre emblématiquement sur un dessin de Joan Miro datant de 1966 : de simples points ou taches, et quelques lignes qui ressemblent à des spermatozoïdes glissant de gauche à droite. Giclées d’encre de Chine sur papier Japon, mouvement tremblé du pinceau de Miro, traces informes et balbutiantes précédant (refusant ?) toute naissance et cristallisation définitive. Cette semence informe qui n’est qu’indication et absence de représentation, émeut pourtant en elle-même, saisit, point. À l’instar du fameux Punctum de Barthes «sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir»… À côté du Miro, on découvre une étude de Delacroix : une femme nue allongée de dos, tracée dans un coin de papier crème. Un corps évanescent s'ébauchant discrètement au milieu de lignes filandreuses de graphite, un instant ténu et, sur le fil, tenu entre apparition et disparition. Plus loin, les entrelacs d’encre et de gouache de Brice Marden («The Muses Drawing» 1991-1993) cherchent leurs muses parmi un grand désordre de lignes qui font écho au dripping de Pollock. Le cousin français du peintre américain, André Masson, est d’ailleurs présent dans l’exposition avec un «Dessin automatique». Masson, Brice Marden, Mark Tobey, Cy Twombly sont quelques-unes des figures artistiques qui hantent l’exposition. On y suit de salle en salle les frissons de la ligne, ses gesticulations, ses emportements, ses aventures ou même ses déconvenues. Dans une mise en espace impeccable, dix sections se succèdent ainsi à fleur de papier : «Le Tracé, la ligne», «L’Espace ouvert, investi», «Matières, touches, sensations», «La Forme qui se cherche»... Relire les classiques Le dessin s’engendre en quelque sorte lui-même, libéré de toute cause en amont (projet, idée, modèle…) ou de quelque but en aval (le Beau, l’harmonie, le «fini»…). Il ne fait signe au fond vers rien d’autre que vers lui-même. Pur tracé ou geste détaché, peu ou prou, de toute symbolique, représentation, signification… On ne s’en étonnera guère pour les œuvres contemporaines, mais le coup de force de Jean-Luc Nancy est de convoquer aussi les grands maîtres classiques (Michel-Ange, Raphaël, Dürer, Ingres, Delacroix, Watteau et beaucoup d’autres) pour tenter de montrer chez eux la même liberté, provoquant des court-circuits entre les époques, mettant sens dessus dessous la belle téléologie gravée dans le marbre par la très officielle histoire de l’art. Corot côtoie ainsi Matisse et c’est le même élan qui emporte leurs troncs d’arbre respectifs. Les mains de Greuze, d’Annibale Carracci, de Rosemarie Trockel, de Man Ray ou de Claude Viallat partagent d’identiques préoccupations, des gestes et des obsessions similaires. Les lutteurs de Daumier répondent à ceux de Michel-Ange. Les matrices de Jean-Jacques Lequeu (XVIIIe siècle) se confrontent au même insoutenable que les dessins pornographiques de l’artiste contemporaine Betty Tompkins, Les Crucifiés scatophiles de l’Actionniste Viennois Günther Brus ne sont pas sans rapport avec ceux de Timoteo Viti dessinés en…1504 ! L’exposition aborde longuement aussi la représentation du corps et des plaisirs (érotisme, toucher, musique, danse, extase mystique) mais «toujours traitée comme un moment restant dans l’inachèvement et l’incomplétude», précise Jean-Luc Nancy. Rodin soulève fiévreusement la robe d’une jeune fille jusqu’à la taille, Picasso hachure au feutre une scène de voyeurisme, Laurent Pariente réalise un autoportrait sous forme d’une broussaille graphite… Ligne tendue entre deux abîmes, la naissance et la mort, le chaos et la forme, le dessin ne cesse, à travers ses variations infinies, de créer des événements aussi fugitifs qu’inouïs. Le Plaisir au dessinAu Musée des Beaux-Arts Jusqu’au 14 janvier 2008

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