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Luc et François Schuiten : «On ne donne pas aux gosses le goût de vivre en 2040»

François et Luc Schuiten

Galerie Anne-Marie et Roland Pallade

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Luc Schuiten est architecte. Son frère cadet, François, est dessinateur. Ensemble ou séparément, sur plan ou dans des cases de BD, ils lèvent depuis quarante ans le voile sur des futurs où l'homme vit en bonne intelligence avec son environnement. Rencontre avec deux Belges visionnaires, à l'occasion de la réunion de leurs travaux à la galerie Pallade. Propos recueillis par Benjamin Mialot

Vous êtes nés d’un père architecte. Ce n’est pas étranger aux chemins que vous avez empruntés…

Luc Schuiten : Notre père était un homme passionné et passionnant, il adorait son métier et le communiquer. Il a choisi l’architecture parce qu’il pensait qu’il n’arriverait pas à faire vivre sa famille de la peinture. Mais quand il faisait le tour d’une idée, il la mettait souvent dans un environnement qu’il peignait, et il nous a donné dès notre plus jeune âge goût à ça. Dans notre famille, ceux qui dessinaient recevaient un amour supérieur par rapport à ceux qui ne dessinaient pas. Nous en avons profité largement et nous continuons à le faire (rires).

 

Vos préoccupations environnementales viennent-elles aussi de cet héritage paternel ?

LS : A son époque l’écologie n’existait pas, mais la nature l'a énormément intéressé. Il ne concevait pas une maison sans dessiner le jardin. C’était une seule chose pour lui, une préoccupation caractéristique de son travail. La plupart des architectes ne font pas ça, ils considèrent que le jardin est un socle pour mettre en valeur le bâtiment. Notre père, pas du tout. Ça a certainement contribué à développer notre conscience de l’importance de la nature.

 

Dans le deuxième tome des Terres creuses, un personnage explique que son peuple, pour survivre dans un monde pour lequel il n’était pas fait, a dû apprendre à vivre en symbiose avec. Considérez-vous que, nous-mêmes, nous ne sommes pas faits pour la planète sur laquelle nous vivons ?

LS : Pas tout à fait. Nous nous sommes développés vers une forme de négation, ou en tout cas d’hyper domination du monde dans lequel on vit, en travaillant à la destruction d'équilibres pré-existants. Ce sont des destructions souvent irréversibles, qui créent des dommages considérables. C’est là que nos attitudes ne sont pas adaptées à notre environnement, mais c’est quelque chose qu’on peut corriger. On se rend compte de plus en plus à quel point nos actions ne sont pas en conformité avec la pérennité de notre civilisation.

 

L’année dernière Philippe Druillet, qui a été votre frère d’armes au sein de la revue Métal hurlant, nous confiait qu’il était très pessimiste quant à l’avenir de l’humanité. Vous ne partagez donc pas ce sentiment ?

FS : Non. Pn a les moyens pour reprendre les choses, les améliorer. Le tout est de le faire à temps, et avec la bonne conscience. L’écologie est en train de devenir une notion un peu bébête, un peu simpliste. On est devant des enjeux complexes qui demandent des réflexions qui ne relèvent pas de cette espèce de caricature : le fait de mettre des panneaux solaires ou des éoliennes ne constitue pas un changement de société. C’est là où on sent bien que tout le monde louvoie. Les gens veulent rester dans une société de consommation

LS : La croissance illimitée, dans la nature, ça n’existe pas. Ou alors c’est un cancer. La croissance est un moment. Et puis ça stagne, ça décroit, ça devient autre chose.

FS : C’est le syndrome de l’île de Pâques. A un moment il n’y a plus rien, et les gens crèvent.

 

 

Le concept de ville intelligente et connectée qui fait florès en ce moment doit vous laisser sceptiques…

LS : Ce n’est pas la ville connectée qui nous donnera les chances d’aller plus loin, mais une ville résiliente. Une ville qui se réconcilie avec l’ensemble du vivant.

FS : Le problème aujourd’hui est que le mot vision est un mot qui ne s’incarne pas. Les politiques n’arrivent pas dépasser l’échelle de leur mandat. Il faudrait penser le monde dans vingt ans. Sinon, c’est de la gestion, du rafistolage.

LS : Dans moins de quatre-vingts ans, la plupart des matières premières que notre civilisation industrielle utilise auront disparu. Qu’est-ce qu’on fait pour alimenter un tel modèle quand on n’a plus de fer, plus d’aluminium, plus d’étain ? C’est la grande question qu’il faut se poser. Tous ceux qui ont fait leur place l’ont fait sur le modèle capitaliste. Quel serait leur intérêt à démolir les fondations sur lesquelles ils sont assis ? Le problème est là : ceux qui remettent en question le système, ce ne sont pas ceux qui en profitent le plus.

FS : Cependant, personne ne doute qu’on est à un basculement. Ce monde numérique, qui est un changement aussi important que l’arrivée du chemin de fer ou de l’imprimerie, il modifie les cartes. Il faut en profiter pour recréer de nouvelles valeurs.

LS : La distribution de la connaissance peut complètement changer la donne, dès lors qu'on s'en sert pour imaginer une intelligence collective.

 

Votre travail a ceci de particulier, pour le coup, que vous ne donnez pas de solutions. Vous proposez des intentions, des projections, mais rien d’immédiatement faisable…

FS : Je suis moins dirigiste que Luc là-dessus. Je suis un raconteur d’histoires, je peux provoquer, interroger, troubler, faire rêver à des potentialités, parfois négatives d'ailleurs. L’utopie doit se construire et à travers l’apocalypse et à travers le paradis. Elle n’a d’intérêt que dans ce contraste, dans cette tension.

LS : Mon travail est orienté volontairement vers le meilleur qui pourrait nous arriver, pour faire contrepoint à notre tendance au désespoir. J'ai confiance en la nature car j'en suis le produit, j'essaie donc de réorienter le regard vers cette source d'émerveillement qui peut inciter à retrouver une harmonie, en imaginant à quoi pourrait ressembler une ville conçue comme un massif de corail ou comme une forêt primaire, pas comme une mégapole en extension perpétuelle. La démographie galopante est d'ailleurs un réel souci. On ne sait plus nourrir notre espèce. On n'a plus le choix qu'entre trois solutions : la pandémie, la famine ou la guerre. Quelle catastrophe choisir ? Pour moi, il vaut mieux limiter la population.

FS : Et accepter les concentrations, notamment de réseaux, qui créent de la convivialité, accepter les tours, mais les penser autrement. Il faut réinventer le centre des villes. Il n'y a plus de centre dans des villes comme Tokyo. Mais c'est presque irrécupérable : ils prennent conscience que quelque chose ne va pas, mais eux aussi ne veulent pas changer de modèle.

 

C'est dans cette prise de conscience que l'imaginaire, en particulier la science-fiction, a un rôle à jouer ?

FS : Ce qui est vraiment intéressant dans la science-fiction, c'est qu'elle est là pour ouvrir des portes. On a l'impression que notre avenir est bloqué, et elle permet d'avoir un un regard sur des possibles. Elle nous sort de notre conditionnement par les discours officiels. L'imaginaire nous rend acteur de notre avenir. Ce que je trouve terrible aujourd'hui, c'est le manque d'envie de demain. On ne donne pas aux gosses le goût de vivre en 2040. Après, il y a toujours eu des phases dans l'histoire : des visions apparaissent, disparaissent, reviennent... Aujourd'hui, elles sont en train de revenir. On sent une lame de fond.

LS :Ce ne sont pas forcément des visions futuristes d'ailleurs. Quand Loisel écrit Magasin Général, il montre aussi la beauté d'un monde qui vit en cohérence avec son environnement, en dehors du stress de la consommation névrotique. Que ce type de récit trouve un écho aujourd'hui n'est pas un hasard : cela montre la difficulté que nous avons à assumer notre quotidien.

FS : Après, c'est vrai que les histoires qu'on a écrites collent à ce qu'on est. Même les toutes premières ont bien vieilli. Elles parlent de notre époque, de l'émotion, de la sensualité, du corps, des machines, du système... Très tôt, on avait des convictions chevillées au corps sur lesquelles ont n'a pas fait de concession.

Justement, en parlant de ne pas faire de concession, vous avez été amenés, de vous-même ou sur commande, à ré-imaginer des villes et, ce faisant, à émettre un avis sur leurs landmarks. Que pensez-vous du musée des Confluences ?

FS : Il faut attendre de voir comment cet objet sera habité. Comment il remplit sa fonction de musée, comment il s'inscrit dans le tissu. Ça demande d'en avoir une approche intime.

LS :Je suis d'accord. Mais de prime abord, je n'ai aucun goût pour cette architecture-spectacle. L'architecture qui me touche est celle qui a une dimension humaine, qui a été pensée pour les gens qui vont habiter dedans, où on a envisagé de quelle manière une fenêtre peut capter un paysage... L'architecture qui m'intéresse, c'est le décor qui permet aux gens de vivre la pièce de théâtre qu'est leur vie et qu'elle sonne juste.

 

 

Bibliographie sélective

Luc Schuiten

Archiborescence (2006) et Vers une cité végétale (2009)

Pour tout savoir, sous la plume de Pierre Loze, de l'archiborescence, sorte d'approche paroxystique de l'Art nouveau - au sens où la nature n'y est pas un simple motif, mais un matériau à part entière - pour laquelle Luc Schuiten milite depuis ses débuts.

François Schuiten

Les Cités obscures (depuis 1983)

Le grand oeuvre de François Schuiten. Avec son ami d'enfance Benoît Peeters, il imagine une Terre alternative composée de cités autonomes et esthétiquement distinctes, pour certaines des sortes de futurs antérieurs de villes existantes (comme Brüsel et Pârhy). Théâtre de fables devant autant à Jules Verne qu'à Dick et Kafka, ce Continent osbcur est si dense et référencé (comme chez Alan Moore, le mythe est une réalité comme les autres) que, à l'instar du Disque-monde de Terry Pratchett, il dispose de son propre guide de voyage.

La Douce (2012)

Seul aux commandes, François Schuiten raconte la fuite en avant d'un machino qui, refusant la fin de l'ère de la vapeur, dérobe la micheline qu'il a conduite toute sa vie. Un bel album sur la violence invisible du progrès.

François Schuiten, l'horloger du rêve (2013/2014)

Un aperçu complet des différentes activités du plus polyvalent des frères Schuiten.

Luc et François Schuiten

Les Terres creuses (1981-1990)

Ecrite et dessinée à quatre mains, cette série radicale (le troisième tome est construit comme un palindrome) dépeint l'influence d'écosystèmes singuliers sur des notions aussi fluctuantes que le rapport au corps et à l'autorité. C'est par elle que les frères Schuiten sont entrés dans l'histoire de la BD et de la SF.

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