L'oeuvre, une tentative de survie

Entretien avec Anne Brun / Psychanalyste et enseignante à Lyon 2, Anne Brun s'intéresse particulièrement aux liens entre psychanalyse et création. Son dernier livre, Aux origines du processus créateur (Erès), synthétise ses nombreux travaux antérieurs. Une lecture passionnante, accessible, et qui ouvre de nouvelles perspectives sur la création, création d’œuvres autant que de soi-même. Entretien avec l'autrice.

Le peintre et écrivain Henri Michaux, auquel vous avez consacré un ouvrage, Henri Michaux ou le corps halluciné, écrivait « je suis né troué ». Avec Michaux, nous nous éloignons de l’artiste démiurge, et nous rapprochons d’un artiste "troué", plongé dans le doute, en constante interrogation sur soi et son identité. Est-ce cette dimension qui vous a intéressée chez Michaux, puis chez d’autres créateurs ?
Anne Brun : Ce qui m’intéresse dans le processus créateur, c’est en effet la façon dont l’œuvre tente d’explorer ce "troué" dont parle Michaux, c’est-à-dire les parts de soi inconnaissables, infigurables, qui renvoient souvent à des catastrophes psychiques. L’œuvre représente alors une tentative de survie pour échapper à cette véritable mort psychique : elle est une tentative de figuration par les artistes de cet étranger en soi, de ces éprouvés, souvent archaïques, de détresse, qui n’ont pas pu être transcrits, ni en images ni en mots. L’artiste tente de se les approprier, de devenir enfin sujet de ces vécus insaisissables, en leur donnant forme et figure dans son travail créateur. C’est cet infigurable transformé en œuvre par l’artiste, cette partie trouée de soi, qui se trouve à la source de certaines formes du processus créateur.

Cette dimension créatrice semble résonner avec une clinique et des individus souffrant non plus seulement de névroses, mais de véritables "trous" dans leur histoire, de traumas indicibles, de catastrophes subjectives ?
Mon intérêt pour ce type d’expérience créatrice est effectivement lié aux nouvelles formes de la clinique contemporaine qui nous confrontent à des zones de retrait de la subjectivité, à des vécus d’effacement, de blanc, ou à des éprouvés de détresse extrême qui ne se manifestent pas sous la forme de souvenirs.

La question du processus créateur apparaît comme une voie royale pour explorer notre pratique de psychanalyste. Quand j’ai commencé à travailler comme psychologue, j’ai utilisé avec des enfants psychotiques ce qu’on appelle les médiations thérapeutiques, c’est-à-dire des pratiques thérapeutiques à partir d’un medium comme la peinture, la terre... Face aux énigmes des productions de ces enfants, les artistes, comme Michaux, m’ont été très précieux pour comprendre les processus à l’œuvre.

Pour ces enfants, comme pour les adultes souffrant de troubles similaires, les groupes thérapeutiques à médiation artistique permettent de mettre en forme des éprouvés impensables, corporels et psychiques à la fois, soit des terreurs extrêmes, sans fin et sans limites, telles que le sujet se retire de sa subjectivité pour ne pas les éprouver et pour pouvoir survivre. Les médiations thérapeutiques instaurent un processus de mise en forme de ces catastrophes subjectives pour pouvoir se les approprier.

Faire advenir ce qui n’est pas encore advenu

Les patients contemporains, comme certains artistes ou écrivains, se donneraient alors pour tâche de re-créer leur subjectivité ? L’œuvre serait moins une production extérieure à l’artiste qu’une production du sujet lui-même, une production-création de soi ?
La création effectivement vise à une création de soi, en partie par une appropriation des expériences en souffrance, au double sens de douleur psychique et d’expériences si destructrices et impensables qu’elles n’ont pas pu être intégrées dans la vie psychique. Par exemple, Thomas Bernhard écrit qu’il cherche dans son œuvre « à imaginer un dialogue qui n’a pas eu lieu, avec son frère, sa mère ». Le processus créateur s’enracine ici dans la nécessité vitale de faire advenir ce qui n’est pas encore advenu. Si l’enjeu de la création apparaît donc comme la tentative de symbolisation des expériences impensables et irreprésentables, l’œuvre pourra, paradoxalement, créer son créateur comme elle crée aussi son récepteur, lecteur, spectateur ou auditeur, au sens où elle met en forme des parties infigurables de soi.

C’est une conception presque philosophique d’un sujet qui n’est jamais "établi" mais qui serait sans cesse en mouvement, en devenir, en mutation ?
Henri Michaux a bien décrit ce sujet protéiforme en perpétuelle métamorphose, il écrit : « Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. Moi n’est qu’une position d’équilibre (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes. » Et le sujet de l’écriture advient précisément dans cette résistance à devenir un sujet "établi", comme vous dites.

Vous insistez encore sur la nécessité pour l’individu comme pour l’artiste de se libérer de la figure maternelle, à partir des écrits d’Antonin Artaud notamment ?
Artaud comme Michaux tentent d’échapper, grâce à l’écriture, à ce qu’ils ressentent comme une momification, un avalement ou une véritable fossilisation dans la langue maternelle pour pouvoir inventer une langue, rêvée paradoxalement comme en deçà du langage verbal. Je me suis intéressée dans la création contemporaine, à différentes figures de ce qu’on pourrait nommer une tentative de matricide, à la source du processus créateur. Autre exemple, dans l’œuvre de Thomas Bernhard ou d’Hervé Guibert, une partie du processus créateur de leur œuvre apparaît comme un retournement en haine d’une détresse primitive, liée à la figure maternelle.

Il faut sans doute insister aussi sur le fait que, selon vous, l’artiste comme le sujet n’existent pas tout seuls mais qu’ils ont besoin, pour se construire, de la reconnaissance, de l’écho de l’autre…

La création artistique vise aussi à la rencontre de lecteurs potentiels pour partager ces expériences premières de détresse, ou d’effacement ou de haines passionnelles et leur donner figure, pour pouvoir enfin naître à soi-même.

Votre approche psychanalytique de la création est-elle en rupture avec celle de la psychanalyse traditionnelle qui fait de la création une sublimation de désirs œdipiens refoulés ?
Elle ouvre plutôt de nouvelles pistes de compréhension du processus créateur, notamment chez les artistes contemporains : la création contemporaine ne se définit en effet plus seulement par la résurgence et la mise en forme de fantasmes et de désirs inconscients refoulés, selon la théorie freudienne classique qui ne rend pas compte du rôle primordial joué par la forme dans l’œuvre d’art. Autrement dit, le modèle freudien d’un processus créateur sur le modèle du rêve éveillé, du fantasme, analogue au jeu de l’enfant, de la satisfaction hallucinatoire du désir et de la sublimation ne suffit pas à rendre compte des différentes modalités du processus créateur.

Pour poursuivre sur Artaud et Michaux, ils tentent d’entraîner le lecteur en deçà du langage et des signes, dans une écriture des rythmes, du cri, du mouvement et des gestes, et leur processus créateur ouvre chez ces deux artistes sur l’invention d’une langue, proche du corps et des sensations, en s'exprimant par des gestes plutôt que par des signes, comme l’écrit Michaux : il ne s’agit pas là d’une fantasmatique refoulée mais d’hallucinations sensorielles à l’origine du geste créateur.

Votre approche tente d’inverser les choses : ce n’est plus la psychanalyse qui apporte quelque chose à l’art, mais c’est l’art qui apporte quelque chose à la psychanalyse, à sa théorie comme à sa pratique ?
Il ne s’agit pas en effet pour les psychanalystes de plaquer en quelque sorte une grille psychanalytique sur l’œuvre d’art mais, plus modestement, de nous mettre à l’écoute de l’œuvre et de ce qu’elle peut nous apporter dans notre pratique de psychanalyste ou de psychologue clinicien. Dans cette perspective, nous proposons plutôt de mettre la psychanalyse à l’épreuve des œuvres d’art qui nous permettent aussi de réinterroger la pertinence de la théorie psychanalytique. Freud a d’ailleurs fondé la psychanalyse en partie à partir d’une approche psychanalytique de la création : il a écrit à un écrivain célèbre de son époque qu’il avait l’impression qu’il savait intuitivement tout ce que lui, Freud, avait découvert à l’aide d’un laborieux travail appliqué…

Almodóvar et le transsexuel

Tout un chapitre de votre livre est consacré à Pedro Almodóvar et à la figure contemporaine du transsexuel. Sur cet exemple, pourriez-vous nous dire ce que Almodóvar peut apporter à la psychanalyse ?
L’œuvre cinématographique de Pedro Almodóvar interroge notre rapport au corps sexué, à l’identité et au genre, bouleversé par les expérimentations actuelles de la médecine. Il met effectivement particulièrement en scène la question du transgenre, sous toutes ses formes, aussi dans une esthétique des métamorphoses qui transgresse les limitations et décloisonne les genres. Chez Almodóvar la figure du transsexuel met en scène, en deçà de l’identité sexuelle, des détresses primitives en lien avec la construction de l’identité première, dans un contexte où la médecine permet de s’éloigner des déterminismes biologiques.

En lisant votre livre, on se rend compte de l’importance des sensations, des perceptions, des affects presque à l’état "brut", de la dimension "archaïque" du sujet humain. Et l’on se pose évidemment la question ante-diluvienne des rapports entre le corps et le psychisme ? Comment concevez-vous leurs liens, leurs points de rupture, leur dialectique ?
Quand on écoute les artistes contemporains, ils mettent souvent l’accent sur l’ancrage sensori-moteur de leur processus créateur, qui convoque d’abord des sensations, des impressions de mouvement, pas encore des images, tout un monde d’impressions corporelles… autant d’éclats sensoriels qui renvoient moins à de beaux souvenirs qu’à un monde obscur, énigmatique, monde de formes qui cherche à naître plutôt que monde déjà circonscrit par les images… le saisissement créateur a été décrit comme une sorte de transe corporelle qui peut être vécue comme une hallucination et qui permet effectivement de saisir et de mettre en forme des impressions sensorielles, des affects... qui renvoient à une sorte de mémoire archaïque, mémoire non pas de souvenirs en images mais mémoire essentiellement « perceptive ». Quant à votre question sur les rapports entre corps et psychisme, elle fera justement l’objet de mon prochain livre autour des liens entre corps, sensorimotricité et processus de symbolisation.

Anne Brun, Aux origines du processus créateur (Erès)

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Lundi 10 septembre 2018 Alors qu'il fait actuellement l'objet d'une grande rétrospective à Paris, Zao Wou-Ki est exposé aussi à Lyon, à travers une vingtaine d'estampes superbes, au 1111.
Mardi 19 décembre 2017 Au début du XXe siècle, de nombreux artistes français et mexicains ont dialogué, au sens propre comme au sens figuré : par le biais de voyages ou par écho des pratiques artistiques. Une fascination mutuelle qui a métissé la production picturale et...
Mardi 10 janvier 2017 L'artiste lyonnais Mengzhi Zheng signe à l'URDLA une exposition touchante, proposant au visiteur de relire et de redessiner l'espace à sa guise, entre rêve et réalité, imaginaire et perceptions, plis et déplis...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X