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Quand on arrive en livre !

Anne Sinclair : « Cette campagne me semble un tournant dans l'histoire politique française »

Anne Sinclair + Marc Lambron

Théâtre de la Croix-Rousse

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Rencontre / Venant de faire paraître chez Grasset sa "Chronique d'une France blessée", journal auscultant de son œil avisé moins de deux années d'intenses soubresauts dans nos sociétés, Anne Sinclair est conviée par la Villa Gillet à converser ce lundi au Théâtre de la Croix-Rousse avec Marc Lambron.

Votre livre conte deux années précédant une élection présidentielle qui a rarement été aussi imprévisible, précédée d’une campagne… pour le moins chaotique. Est-ce que vous vous attendiez à autant de rebondissements avant d’entamer cet ouvrage, l’avez-vous senti venir au moment de vous dire, "je vais en faire la chronique" ?
Anne Sinclair : Le livre est parti d’une intuition, au moment de la crise grecque de juillet 2015, où déjà, l’Europe semblait basculer. Et je me suis dit que nous entrions dans un monde nouveau, incertain. Bien sûr, c’était avant les attentats de novembre et les autres qui ont suivi, avant le Brexit, avant le populisme qui surgit de partout, avant Trump et avant notre folle campagne présidentielle. Celle qui a vu successivement s’effondrer deux présidents, deux anciens Premier ministres, deux primaires qui ne se sont pas passées comme prévu, la forte montée du FN, le surgissement de Macron, l’écroulement de Fillon…. Mais je me demandais déjà où les soubresauts de l’époque allaient nous emmener. D’où l’envie d’écrire.

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Vous dirigiez le Huffington Post, à une ère où les médias sont décriés, ne sont plus jugés crédibles, où même les faits les plus évidents peuvent être démentis ou tordus avec aplomb dans un meeting, sur une vidéo Internet, voire tout simplement dans une émission de télévision. Aviez-vous déjà été confrontée à ce type de comportement par le passé ? Qu’est-ce qui a changé, et qu’avez-vous dû changer, vous, dans votre manière d’aborder le métier de journaliste, pour vous adapter et répondre à cette situation ?
Même si j’ai pris de la distance vis à vis de fonctions directoriales au Huff, j’y reste liée car je l’ai fondé en France. C’est vrai qu’Internet et les réseaux sociaux ont considérablement transformé la consommation de l’information. Pour le meilleur, (la rapidité, la connaissance immédiate des événements) et le pire (l’intox, l’apparition des "faits alternatifs" comme disent les amis de Trump, les infos non vérifiées, etc.)

C’est en effet la première fois. Et il est très difficile d’y répondre, car l’ampleur de la diffusion de la fausse information est dix fois plus forte que sa correction après coup. Si bien que plus personne n’hésite à affirmer n’importe quoi, quitte à se rétracter le lendemain. Après, comment s’étonner que les citoyens ne croient plus ni leurs dirigeants, ni ceux qui les informent ? L’ère du "tout vaut tout" est extrêmement dangereuse et ne peut être endiguée que par la vigilance des citoyens-lecteurs-électeurs qui regardent avec esprit critique ce qu’on leur assène.

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Quand on voit que Trump peut impunément, pour détourner l’attention, prétendre qu’Obama l’a écouté, ou qu’il y a eu un attentat en Suède inventé pour les besoins de ses éructations ; quand on voit que Fillon peut dire que des télés ont annoncé le suicide de sa femme (ce qui est faux), ou que Hollande dirige un cabinet noir sur la foi des bonnes feuilles d’un livre – qui d’ailleurs ne dit pas cela ! Quand on voit la campagne sourde de la fachosphère qui surnomme Alain Juppé, Ali Juppé, et que cela fait des ravages, on ne peut qu’être inquiet.

Vous évoquez dans le livre un François Hollande « surpris par son propre exercice du pouvoir » : n’est-ce pas là le cœur du problème, un pouvoir (ou plutôt, des pouvoirs) qui se serait dispersé, éclaté, délité ? (celui de la presse est contesté par les blogs et les réseaux sociaux, celui des politiques subit une scrutation de tous les instants favorisant l’immédiateté, la petite phrase et la punchline, la peopolisation accrue des dirigeants contribuant à l’effacement de leur rôle…). Quel est votre regard sur le pouvoir, sur ceux qui l’exercent ?
Attention, je ne dis pas que toute parole politique est décrédibilisée. En ce qui concerne Hollande, et l’étrangeté de ses confidences dans le livre de Davet et Lhomme, Un président ne devrait pas dire cela, cela a été un terrible faux pas. Cela partait de la volonté sans doute, de cet homme qui est intelligent, honnête (ce qui n’est pas négligeable !) et qui a – on le découvrira plus tard - un bilan intéressant, de montrer en toute transparence un président en train de gouverner.
Mauvaise idée, car l’exercice du pouvoir doit rester sobre, sans ostentations, et que je crois à une part de secret pour bien gouverner. La transparence absolue a quelque chose de totalitaire, et face à une inquisition permanente des medias, et de la peopolisation, il faut savoir ne pas y céder, au risque, comme vous dites, d’affadir la parole publique.

Vous revenez dans votre ouvrage sur la difficulté pour les femmes d’occuper certains espaces publics, comme parfois des terrasses de café en banlieue. Un reportage de France 2 le déplorait, un autre du Bondy Blog contredit la version initiale… Comment interprétez-vous ce fait qui cristallise certaines vérités mais aussi certaines de nos peurs ? Et d’une manière plus élargie, pourquoi ce plafond de verre encore si présent en politique, en affaires, dans la culture qui empêche une réelle parité de s’installer ?
Ce sont deux problèmes différents. L’histoire du café de Sevran était l’illustration de l’emprise d’une discrimination des femmes dans certains quartiers. Je raconte d’ailleurs la même chose sur les cafés d’Aubervilliers en Seine-Saint-Denis où je suis allée. Des femmes se regroupent, pour braver cet interdit où seuls, les hommes auraient le droit d’aller au café. Et elles parviennent à gagner leur place dans l’espace public aux yeux de tous. C’est une conquête qui doit nous mobiliser sans relâche contre l’islamisme radical rampant, qui veut mettre les femmes à l’écart.

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Le plafond de verre, c’est différent : c’est l’héritage séculaire d’un milieu politique longtemps interdit aux femmes (le droit de vote des femmes n’a que 70 ans !). La parité que, sous la pression, beaucoup de partis s’imposent désormais dans leurs listes de candidats, comme dans la formation des gouvernements, est un progrès. Je crois à la loi qui donne l’impulsion et il ne faut pas lâcher là-dessus.

Enfin, dans le domaine culturel, je ne suis pas d’accord avec vous : les femmes y ont une grande part (c’est vrai que je n’ai pas quantifié en pourcentage), que ce soit dans la littérature, les arts plastiques, le théâtre et le cinéma (regardez le nombre de réalisatrices femmes qui explose). Je crois que c’est sans doute la culture où on les laisse le plus s’épanouir. Plus que dans les fonctions politiques, il est vrai !

Vous parlez de masochisme de votre part, à propos du second débat de la primaire socialiste, que vous avez suivi… presque de force, pour ce livre. François Hollande était lui au spectacle. Vous-même, êtes-vous toujours passionnée par cette campagne, par la politique telle qu’on la vit aujourd’hui, ou bien le rejet et/ou l’indifférence qui habite aujourd’hui une très large part de la population française vous touche aussi ?
Si je souris en effet devant l’obligation de suivre un énième débat des primaires, c’est plus par jeu et figure de style. Non, je n’ai aucune indifférence face à la vie politique : parfois de l’agacement, parfois de la colère, mais j’ai en moi très fort la passion du débat public, de l’intérêt pour la cité, pour la res publica.

Je comprends toutefois la lassitude des citoyens, la façon dont ils se retrouvent perdus, leur déception face aux réalisations. C’est d’autant plus pour cela, que j’ai suivi depuis un an et demi, tous les rebondissements, majeurs et mineurs de cette campagne. Elle me paraît être l'une des plus importante depuis longtemps, car l’enjeu est grave, chacun le voit. Et la secousse sur l’avenir de notre Vème République est manifeste : pour la première fois peut-être, aucune des deux principales forces politiques ne va se retrouver au deuxième tour. Droite et gauche également explosées pour laisser la place à un FN dont plus personne ne s’étonne qu’il soit sans doute au deuxième tour (et même si elle ne gagne pas, une Marine Le Pen à 35 ou 40% est la donnée la plus inquiétante qui soit pour l’avenir) et à un mouvement, En Marche !, qui n’existait pas il y a un an.

Cela pose des questions fondamentales sur l’avenir de nos institutions. Cela pose des questions sur les primaires dont je pense qu’elles ont été une erreur puisqu’aucun des deux finalistes ne se trouve en situation de rassembler son camp. Bref, cette campagne que j’ai suivie me semble un tournant dans l’histoire politique française.

Êtes-vous… inquiète ? La conclusion (ou la non-conclusion, dites-vous) de votre livre laisse ouverte votre interprétation de la période actuelle : transition forcément chaotique vers un autre monde, une autre société… ou plongée dans l’incertitude et les abîmes. Mais faites-vous confiance à notre société pour encaisser les soubresauts actuels ?
C’est tout l’enjeu : en effet, je ne cesse de me demander si ces soubresauts sont conjoncturels et si nous reviendrons à "business as usual", ou si ce sont les symptômes d’un bouillonnement qui vient de loin comme la lave qui brusquement sort du volcan et emporte tout. J’ai l’impression que nous sommes plutôt dans cette configuration. Et oui, je suis inquiète : le matin de l’élection de Trump, je me suis dit que nous entrions dans un monde plus dangereux, plus imprévisible que jamais.

Est-ce que la société française peut absorber ces chocs ? Oui, bien sûr. Elle en a vu d’autres. Si je suis pessimiste c’est à court terme, pas à long terme. Et je crois profondément – contrairement à l’opinion générale du moment – que l’Europe, une Europe intelligente et solidaire, peut nous y aider. Nous n’en sortirons pas tout seuls avec nos petites jambes sur nos petites frontières. C’est de la folie de le croire.

En 2008, vous partagiez la couverture de la présidentielle américaine pour la chaîne Canal + avec Laurence Haïm. Qui vient de s’engager derrière Emmanuel Macron, pour diriger la communication du candidat. Vous-même, en 1983, vous aviez refusé un poste similaire auprès de Laurent Fabius, alors Premier ministre. Vous étiez pourtant au chômage. C’est cette capacité à savoir dire non qui manque aujourd’hui, pour éviter ce mélange des genres que les citoyens rejettent tant ?
En 1983, j’espérais encore être journaliste et voulais poursuivre dans cette voie ! Non, je crois que je suis trop indépendante, trop critique et peut-être pas assez engagée ni peut-être assez courageuse pour franchir le pas entre journalisme et politique. Ce n’est ni ma nature, ni ma vocation. C’est aussi pour cela que j’ai refusé d’être ministre de la Culture quand François Hollande me l’a proposé il y a un peu plus d’un an.

J’aime sans doute davantage observer et analyser qu’appartenir à une équipe politique. Cela étant, Laurence Haïm est une excellente journaliste, elle n’avait sûrement pas envie de raconter l’Amérique de Trump, avait envie de faire une pause, et a ressenti pour Macron le même enthousiasme que celui qu’elle a ressenti pour Obama. Son choix est courageux et éminemment respectable. Et puis c’est très excitant une campagne présidentielle auprès d’un candidat qui n’avait aucune chance, et qui avec un pari audacieux et une chance de tous les instants, se retrouve en passe de devenir président de la République ! C’est passionnant aussi ce type d’aventure !

Un mot sur Marc Lambron, avec qui vous allez converser ce lundi au Théâtre de la Croix-Rousse ?
Je suis très flattée de me retrouver aux côtés d’un écrivain de sa trempe. Il a le talent d’écrire de beaux romans qui est sans doute la chose que j’envie le plus ! J’aurais tant aimé en faire autant, mais je ne sais pas faire…

Du coup son journal est beaucoup plus littéraire et personnel que le mien. Il sait y parler de ses rencontres, de ses chagrins, de ses espoirs, avec légèreté et profondeur. Moi, je ne parle que des événements qui me sont extérieurs et qui concernent la vie publique et les incises personnelles sont extrêmement rares. C’est vraiment la différence entre la littérature et le journalisme. Même si le style m’importe et que j’ai essayé d’apporter un soin rigoureux au rythme des phrases, à la langue et à l’art de la chronique. Nous en parlerons sûrement lundi soir.

Anne Sinclair, Chronique d'une France blessée (Grasset)

Dialogue entre Anne Sinclair et Marc Lambron (animé par Sandrine Treiner, directrice de France Culture) au Théâtre de la Croix-Rousse le lundi 27 mars à 20h

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