Écrire, dit-elle

ENTRETIEN /10 ans après sa mort, Marguerite Duras brûle encore les planches lyonnaises, avec la reprise de L'Amante anglaise au théâtre du Point du jour. Pour effleurer le mystère, rencontre avec Bernard Collet, écrivain lyonnais et Duras boy dans les années 80, qui a vécu à l'ombre du mythe de l'écrivain française la plus insaisissable et la plus populaire de la fin du XXe siècle.

Comment as-tu rencontré Marguerite Duras ?Bernard Collet : J'ai lu son œuvre vers 18 ans. Je savais qu'elle allait à un festival de cinéma à Dignes pour présenter ses films. J'y suis aller quatre années de suite, de 1978 à 1981. Yann Andréa y est venu en 1979, puis nous avons formé une sorte de bande avec Jean Mascolo, Bernard Sarrut ou Alain Kaiser. Elle buvait des coups avec nous, elle buvait beaucoup de coups d'ailleurs à l'époque. Elle rentrait dans la salle avec du vin rouge caché dans la canette de bière... Et en même temps, il y avait cette intelligence vive et son regard. Elle allait toujours droit à l'essentiel, en prenant de la hauteur tout de suite. Elle avait une façon de retourner la moindre question pour qu'elle devienne universelle qui m'a toujours effaré. D'un sujet tout à fait banal, elle nous emmenait dans des vérités insoupçonnables. Et c'est ça qui nous séchait littéralement.C'était avant le succès de L'Amant. Dans quelle mesure pour vous, à l'époque, elle constituait déjà un mythe ?On avait l'impression d'appartenir à une famille de gens qui comprenaient Duras, ce que ses détracteurs appelaient le "Durassic parc" ! Elle nous disait à l'époque qu'elle avait 2 000 lecteurs, et pas plus, et que nous faisions partie de ceux-là. C'était un mythe qu'on trouvait d'autant plus important qu'il n'était partagé que par nous. L'idée un peu bête d'être des happy few nous faisait la suivre aveuglément, même dans des positions ridicules comme elle a eu sur l'affaire Villemin. On allait jusqu'à boire des Americanos parce que c'était la boisson des Petits chevaux de Tarquinia. On la trouvait sublime, forcément sublime. On était des vraies groupies, il n'y a pas d'autre mot. On était tout à fait ridicules !Est-ce qu'elle entretenait ce mythe ?Oui. Elle a d'ailleurs su après le succès de l'Amant que cette partie de ces admirateurs entreraient dans une forme de déception. Et ça s'est réalisé. Quand elle a été "goncourisée", elle nous a moins intéressé. Elle aimait le succès, mais paradoxalement, elle s'en moquait aussi. Elle avait affiché une photo de pingouins sur une banquise à côté de la porte d'entrée. Dès que quelqu'un sortait de chez elle, elle lui demandait s'il avait lu L'Amant. La personne répondait "Mais bien sûr, Marguerite". Alors elle ajoutait : "Et bien vous êtes sur la photo" !Adolescent, lisais-tu Duras comme l'écrivain d'une forme de passion absolue ?J'éprouvais une douleur délicieuse à la lecture de ses textes que je recherchais comme on recherche une drogue. C'est une douleur très particulière que je n'ai pratiquement plus jamais retrouvée, sauf à lire Frédéric Boyer. Les histoires d'amour chez Duras peuvent avoir l'air un peu fleur bleue : une femme qui est malheureuse parce qu'elle voit une autre femme prendre son mec. Mais on est tout à fait ailleurs. Ce n'est pas l'histoire d'amour qu'elle raconte, mais l'instant même où l'on perd l'amour, cet instant où bascule le temps, l'espace, le sentiment. C'est ce qu'il y a de plus difficile à rendre, et c'est ce qu'elle fait dans par exemple dans la scène du bal du Ravissement de Lol V Stein. Toucher l'instant de ce désespoir, ça c'est unique. Avec le recul, qu'est-ce qui te semble avoir le mieux vieilli de son œuvre ?L'aspect politique. Elle pensait qu'on ne pourrait pas changer les choses socialement, et qu'il valait donc mieux les détruire. C'est assez terroriste. Que le monde aille à sa perte, c'était pour elle la seule politique. Son constat, d'une désespérance totale, annonce la fin des utopies. J'aime aussi cette conscience de la pauvreté qui traverse toute son œuvre. Quand dans India Song le Vice-consul se met à tirer la nuit sur la pauvreté, j'ai trouvé ça totalement visionnaire. Je me suis dit qu'un jour ou l'autre, on y viendrait.Elle reste comme un monument solitaire dans la littérature, à l'écart du Nouveau roman ou de tout autre courant...Oui, parce qu'elle est le véritable personnage de ses livres. C'est une vie en œuvre. Le mythe, c'est aussi comment une vie - son enfance en Indochine, sa mère ruinée, ses deux frères, Pierre " l'assassin " et Paul adoré, la guerre... - se transforme en écriture, comment l'écrivain devient œuvre. Mais paradoxalement, les questions autobiographiques ne l'intéressaient pas beaucoup. La réalité et le mensonge n'ont aucune importance chez Duras. Des biographes comme Laure Adler sont allés chercher une véracité d'anecdotes qui n'ont pas beaucoup d'intérêt. Elle utilisait l'écriture, et sa vie, comme une façon de lire le monde. Elle n'allait ni vers l'autobiographie, ni vers la fiction totale, mais dans un entre-deux où l'on donne sa vie interprétée comme une interprétation du monde. Elle ne savait jamais ce qu'elle allait écrire. Rien n'était préparé. C'est une écriture du manque, où l'amour et l'écrit marchent ensemble pour combler ce vide. Elle a inventé une musique particulière, une langue qui conduit par-delà les mots, ouvrant sur des sentiments fondamentaux. Dans La Douleur par exemple, sa souffrance nous rentre littéralement par les pores. On se retrouve dans l'attente du téléphone qui va sonner comme elle. Ça, c'est majestueux, c'est ce que tous les gens de théâtre ou les cinéastes veulent faire. Nous faire entrer dans la nudité d'un sentiment. Et elle y arrive. C'est magique.Propos recueillis par Luc Hernandez

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