Dream brother

Bill Callahan + Circuit des yeux

Épicerie Moderne

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Entre la lo-fi la plus mal peignée de ses débuts avec Smog et la country-folk onirique et apaisée de son dernier album "Dream River", Bill Callahan s'est toujours caché derrière des chansons pesant leurs mots comme on pèse des pépites. Et si le plus grand taiseux du rock américain, héraut de la Génération X de l'indie-rock radical était devenu, au fil des ans, l'un des plus grands poètes américains contemporains ? Stéphane Duchêne

C'est un fait connu, Bill Callahan est au moins aussi peu bavard que sa discographie est fournie – grosso modo une trentaine de disques, tous supports confondus. Heureux sont les journalistes qui ont su lui tirer du nez un peu plus qu'un ver. Sans doute parce que l'unique fruit callahanien à cueillir réside dans les vers de ses chansons. «Si vous voulez savoir de quoi je parle ou qui je suis, écoutez mes disques». Cette formule syndicale usée jusqu'à la corde lui irait comme un gant – sauf qu'il ne prend même pas la peine de la prononcer. Callahan appartient en effet à cette catégorie d'êtres incapables de formuler leurs sentiments autrement que par des chemins détournés. Au point que l'on se demande parfois s'ils en ont, des sentiments. Fardeau des grands sensibles option timides maladifs : ces sentiments les étouffent et à force de fausses routes à tenter de les déglutir, à force d'échecs à les recracher, empruntent d'autres voies.

 

Si l'ex-Smog est si avare de mots c'est qu'ils sont trop précieux pour être gaspillés en babillage. «Au commencement était le Verbe» dit la Bible ? Callahan retourne la formule contre elle-même, sacralisant le mot en désacralisant Dieu : «God is a word / The argument ends here» (I Feel Like the Mother of the World). Quand on sait que papa Callahan fut analyste linguistique de la désormais tristement célèbre NSA – l'agence de renseignement américaine qui va jusqu'à connaître la couleur de notre slip – il faut admettre qu'il y a là de quoi donner du grain à moudre à un psychanalyste. Si votre père était de la NSA, ne seriez-vous pas tenté de vous enfermer à double tour à l'intérieur de vous-même, de vous couper du monde et de ne vous exprimer qu'en langage codé ? La musique sera donc celui de Bill. Et même plus : son sérum de vérité (Truth Serum sur Supper, 2003), sa seule manière d'être au monde.

 


Stoïcisme trompeur

 

Car s'il évoque un fonctionnement de l'acte créatif qui doit beaucoup au rêve, la musique et les mots qu'elle accompagne sont surtout pour lui un moyen de s'affronter, de gratter ses croûtes et de creuser des plaies pour voir ce qui se cache derrière, avec l'impudeur des écorchés vifs – on songe au texte terrible d'amoureux psychotique d'All Your Women Things : «j'ai fait une poupée écartelée de tes dessous à froufrous». Avec ce jeu de guitare qui martyrise les boyaux de chat comme s'il y avait encore le chat autour, sa voix saturée et ses violoncelles ahanant, Callahan, à ses débuts sous le nom de Smog, aurait collé le bourdon à un essaim d'abeilles tueuses. Et une dépression à un testeur de chaîne hi-fi. On a parlé le concernant de «rock de récession», de sécession, même. En rupture de ban total avec les normes admises : lo-fi, mal peignée, mal lunée, mal branlée, mais terriblement évocatrice, «du Travis Bickle écoutant Highway To Hell». Mais de tout l'aéropage lo-fi et cow-punk américain des 90's, Callahan est sans doute celui qui pratique son art avec le plus de distance, un stoïcisme parfois trompeur, loin de l'affectation d'un Mark Kozelek, de l'inclination volontiers primesautière et redneck d'un Will Oldham, de la frontalité grinçante d'un Vic Chesnutt ou de la douce emphase shakespearienne d'un Mark Linkous.

 

Cette musique-là, la sienne, semble sans racines autres que les tripes de son auteur, mais elle chante à corps perdu ce que Walt Whitman, LE grand poète américain, nommait «le corps électrique». Ce corps qui tente de résister, négocie, sans rien laisser paraître, avec la souffrance organique de l'existence. Et en fait jaillir de la pure poésie, brute mais s'affinant avec le temps. C'est à partir de 1995 avec Wild Love et son "tube" Bathysphere que Callahan sort progressivement de l'ornière lo-fi. Album fascinant, étrangement atmosphérique, Wild Love a tout de la première inspiration d'un type pas passé loin de la noyade. Là commence à percer celui qui deviendra l'un des plus grands lyricistes de la musique américaine, combinant la concision du récit de Raymond Carver, le sens de la répétition de Whitman et les envolées oniriques de Ralph Waldo Emerson, empli d'un bestiaire, fantastique ou pas (chevaux, oiseaux, insectes...). Une poésie très portée sur l'Amour et son pendant, la frustration – quand votre amour du lycée en épouse un autre (Your Wedding sur Julius Caesar, son premier album studio) ou quand votre ex a un nouveau mec et qu'il est vital de se persuader que ça ne durera pas (Your New Friend sur Kicking a Couple Around en 1996) ; la mort, cela va de soi quand on contemple le vide de l'existence ; la sublimation de ces deux états et une certaine tendance à la transcendance animiste. Tels ces vers, parmi ses plus beaux sur Say Valley Maker, où l'homme devient élément et l'élément devient Verbe (et non l'inverse donc ; Dieu si tu nous regardes) : «So bury me in wood and I will splinter / Bury me in stone and I will quake / Bury me in water and I will geyser / Bury me in fire and I’m gonna phoenix…».

 

Song of Myself

 

Or pour la musique de Callahan, l'une des manières de renaître, se payant de mieux en mieux de mots, va être de se régénérer dans le vieux pot des traditions américaines (blues, folk, country...), mettant au passage en lumière une dimension jusqu'ici assez embrumée du musicien : son humour et sa gaieté, son côté lumineux. Preuve que plus que de se perdre dans ce "folklore", Callahan s'y trouve toujours un peu plus, développant une manière de chanter qui le porte vers la gravité d'un Cash ou d'un Merle Haggard et cette désinvolture de timide qu'a inventé Lou Reed. «Nothing is better than simplicity» arguait Whitman, avec lequel Callahan semble partager cette idée que rien ne sépare le réel de l'idéal, raison pour laquelle le rêve produit chez lui des chansons aussi ancrées. C'est sans doute cette simplicité qui le pousse à réinvestir son patronyme en 2007, nouvelle étape franchie qu'il chante ainsi  : «I used to be sorta blind / Now I can sorta see», sur Rococo Zephyr (Sometimes I Wish We Were an Eagle, 2009), avec la sublime nuance de ce «sort of».

 

De l'importance, donc, du mot pesé, jamais de trop, toujours à bon escient, qui ne trahit rien d'autre qu'une évidence. Et qui fait que cheminer depuis des années avec les disques de Smog/Bill Callahan, cet artiste «difficile à connaître mais impossible à oublier», c'est comme se trouver silencieux en présence d'un ami sans qu'aucune gêne jamais n'oblige à échanger un mot ; un frère nous cédant, comme le Walt Whitman de Song of Myself, un "Je" moins autobiographique qu'il n'y paraît. Un "Je" existentiel et universel, transcendantaliste peut-être – mais un transcendentalisme conscient, interprète et juge implacable de ses actes. «Quand j'écris une chanson, confiait-il au magazine Uncut, en 2010, c'est pour combler un espace dans la vie des gens. Avoir une chanson pour chaque expérience vécue sur laquelle personne n'aurait déjà écrit». On peut y entendre l'écho du Song of Myself de Whitman, comme murmuré par Callahan à travers ses disques depuis deux décennies : «C'est moi que je célèbre, moi que je chante / Mais la somme que j'embrasse tu l'embrasseras aussi / Car les atomes qui sont les miens ne t'appartiennent pas moins».

 

 

Bill Callahan
A l'Epicerie Moderne, mercredi 19 février

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