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Morrissey : libre, seul et insoumis

Morrissey

Radiant-Bellevue

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On le trouve génial ou insupportable, inspiré ou emphatique, classieux ou ridicule. Quand il sort un nouvel album, même médiocre, on crie au chef-d’œuvre. Quand il publie son autobiographie, c'est directement dans la Pléiade britannique et quand il passe dans les environs, on se précipite pour tenter de saisir ces fascinants paradoxes. Ce mélange d'insoumission, d'asociabilité et de narcissisme, auteur de chansons parmi les plus renversantes de ces trente dernières années, c'est Morrissey. Stéphane Duchêne

Indécrottable et immuable, Morrissey est à l'image de deux des plus célèbres pochettes des Smiths : il est l'Orphée Narcisse incarné par Jean Marais chez Cocteau (This Charming Man) et L'Insoumis auquel Alain Delon prête ses traits dans le film éponyme d'Alain Cavalier (The Queen is Dead). Alors quand il publie en 2013 son autobio, vaste et brillant exercice masturbatoire rédigé dans une langue (de pute, la plupart du temps) absolument sublime, point de titre alambiqué en forme de clin d'oeil discographique comme il est d'usage pour les bio rock ; seul le mot Autobiography vient s'aligner sous le nom de son auteur, comme pour mieux le souligner. Un nom suffisamment lourd de sens pour se suffire à lui-même. Mieux (ou pire comment savoir ?) Morrissey a obtenu qu'Autobiography soit publié chez Penguin Classics, équivalent briton de la Pléiade où seuls les plus grands (et généralement les plus morts) ont droit de cité.

 

Devant la polémique naissante, l'éditeur répondait alors en se mordant la joue qu'il s'agissait là sans aucun doute d'un «classique en devenir», quand pour Eoin Devereux, professeur de sociologie à l'Université de Limerick, cette coquetterie éditoriale serait une ultime manifestation d'ironie et d'auto-dépréciation de la part de celui qui rejoint ainsi de son vivant et de son propre chef un panthéon d'auteurs baignés d'éternité – «Keats & Yeats are on your side, while Wilde is on mine» chantait-il sur Cemetry Gates.

 

 

Voilà tout Morrissey : manquant de tuer sa mère à la naissance parce qu'affublé d'une... trop grosse tête, puis adolescent bercé par les lectures des précités et rêvant de postérité sans avoir la moindre idée de comment l'obtenir dans cette vie décidément trop terrestre. «Tu es obsédé par les morts, lui répétait son père, tu ferais mieux de t'intéresser aux vivants». Sauf que le Manchester où grandit Steven Patrick Morrissey ne donne guère envie de s'intéresser aux vivants, pour peu qu'il y en ait encore, tant l'environnement est zombifié. Un cloaque, une cage dont le seul héritage architectural est la démolition, où la vie est "une course à la mort" : le Manchester des années 60 pourrait être à quelques centaines de kilomètres du "Swingin' London", mais cette distance se mesure en années. Un siècle au bas mot.

 

Nonnes barbues

 

Entre scolarité cauchemardesque, pleine de nonnes barbues tabassant du bambin du matin au soir, et accablement permanent d'une culpabilité obligatoire chez tout bon catholique irlandais, Morrissey se tient très tôt au bord du gouffre. Il est sauvé par les livres (Wilde, AE Housman...), James Dean et les New York Dolls qui lui ouvrent tout un monde de fantasmes. Et par un jeune mec de 19 ans qui lui offre de les concrétiser : Johnny Marr, guitariste surdoué rencontré en 1982, trouve que ce Morrissey ne sachant quoi faire de lui-même, traînant dans les cercles branchés et les squats plein de "rats qui parlent" a une voix marrante – traduire : il parle comme dans les livres quand lui sait à peine prononcer le mot guitare. Morrissey s'étonne de l'attention dans un accès de modestie non feinte : «Comment un type aussi doué n'a-t-il déjà pas laissé sa marque ailleurs, aux côtés de gens moins cabossés et moins compliqués que moi ?».

 

Sauf que Marr est son complément idéal, le lapin à même de réveiller une carpe suffocant d'ennui, la main de fer qui manque au gant de velours et à ces textes soyeux et sans âge dont il a eu vent par un ami commun. De fait l'alchimie est totale et étrange à l'heure du tout synthé. «Super cool et super ridicule à la fois», voilà comment Noël Gallagher d'Oasis décrira la claque The Smiths, nœud de paradoxes qui vous éclate au visage : furieusement romantique et foncièrement cynique, rageur et délicat, excentrique et grave, léger et mortifère. Car là remonte en une sorte de sabbat pop carillonnant toute la souffrance, les fantasmes et les troubles accumulés par Morrissey depuis l'enfance. Les qualités du chanteur redoublant celles de l'auteur : «tout le monde pense qu'il se contente de chanter mais la manière dont il interprète les mots détermine tous les arrangements» dit de lui Vini Reilly de Durutti Column. Au contact l'un de l'autre, les talents des deux hommes fleurissent comme le chiendent dans les fissures du béton mancunien, de plus en plus beau.

 

 

A la rage brouillonne mais hypnotique de The Smiths / Hatful of Hollow (les quasi même chansons réenregistrées pour cause de production inadéquate) répond l'emphase engagée et fouineuse de Meat is Murder (1985), manifeste végétarien et anti-violence. Puis la grâce trouble et british (autant qu'anti-british) de The Queen Is Dead (1986). Le genre d'album parfait qui marque le début de la fin. Le suivant, Strangeways, Here We Come (1987) l'est à peine moins, parfait, surtout quand on pense que Marr et Morrissey ne se sont pas croisés une seule fois en studio, ne communiquant que par bandes interposées. Marr, épuisé par quatre années de tourbillon, part en vacances juste avant sa sortie et n'en revient pas. Morrissey est dévasté, conscient qu'il n'est musicalement rien sans son guitariste.

 

Survivance

 

Là encore, il est sauvé de la désolation et de l'envie, très récurrente chez lui, de se foutre en l'air, par le producteur Stephen Street qui compose les mélodies de Viva Hate (1988). Suprême ironie pour Moz le reclus : une vie musicale en solo est donc possible. S'enchaînent les singles, les tournées mondiales et les albums, dont deux pièces maîtresses : Your Arsenal, recueil de tubes très glam produit par un Mick Ronson mourant, où Morrissey s'entiche d'une bande de chats sauvages rockab' (Alan Whyte, Boz Boorer...) dont il ne se séparera plus guère, et Vauxhall & I, son sommet, son Queen is Dead.

 

 

Phénomène unique dans l'histoire du rock, à mesure qu'il est ringardisé par les foufous de Madchester puis de la britpop, pour lesquels il n'existe pas d'esprit de sérieux, Morrissey devient immensément culte – on se jette sur scène comme des damnés pour toucher Moz le Messie. En Amérique Latine, il devient un dieu vivant, une sorte d'Elvis bis. Cela lui permet de palier trous d'air artistiques (la dispensable doublette Southpaw Grammar / Maladjusted), traversées du désert discographiques (1997-2004) et personnelles (2009-2014) – dépressions en pagaille, cancer récalcitrant.

 

En 2014, alors que sort le trop acclamé World Peace is None of Your Business, Morrissey, 55 ans, est loin de l'éphèbe à tête de bougie qui vocalisait son mal-être en agitant bizarrement des glaïeuls. Loin aussi du culturiste glam-rockab de Your Arsenal ou du crooner accompli de Vauxhall and I. Morrissey est loin de Morrissey et porte pourtant chaque jour un peu plus la croix de sa propre mythification, de son éternelle mystification. Il continue d'être ce «petit garçon génial» – selon ses propres dire – qui n'a jamais trouvé personne d'autre à qui parler que lui-même, transformant un handicap social en porte-voix international. Car quand Morrissey parle à son miroir, chacun peut y voir et entendre son propre reflet. «La plupart des pop stars, confiait son heureux éditeur l'an dernier, doivent mourir pour atteindre le statut d'icône que Morrissey a atteint de son vivant». Ironie de plus pour celui qui déclarait récemment dans une ultime rebuffade n'avoir que faire de mourir.

 

La vie réelle, les vivants, ne l'ayant jamais intéressé, l'essentiel serait donc dans la survivance d'après le franchissement orphéique. Dans quelques lignes de Well I Wonder il y a presque trente ans («Gasping, dying but somehow still alive, please keep me in mind») autant que dans le titre I Don't Mind if You Forget Me. Trop insoumis et autosuffisant pour se soucier qu'on se souvienne. Trop narcissique pour accepter qu'on l'oublie. Pour lui, (immense) auteur vivant entouré de légendes mortes, rêvant de gloire en fuyant les projecteurs au profit de son propre reflet, il est probable que postérité et oubli soient quelque part synonymes.

 

Morrissey
Au Radiant Bellevue, vendredi 31 octobre

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