Sufjan Stevens, dans tous ses États

Sufjan Stevens

Radiant-Bellevue

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Pour la première fois en concert à Lyon, le génie baroque 'n' folk Sufjan Stevens crée aussi l'événement en revenant clandestinement, et au détour d'un magnifique album de deuil maternel, à son grand projet : mettre sur disque son autre mère – patrie celle-là –, les États-Unis d'Amérique.

Peut-être notre perception est-elle légèrement biaisée par cette chanson qu'il consacra au tueur en série John Wayne Gacy Jr. et dans laquelle il confiait «And in my best behavior / I am really just like him / Look beneath the floorboards / For the secrets I have hid», mais on ne peut s'empêcher de penser que Sufjan Stevens est affublé de certains travers du tueur en série moyen. Un caractère obsessionnel, une enfance difficile (un classique) et une tendance à la collectionnite : ici, philatélie des souvenirs, réels ou fantasmés, tordus par la mémoire ; des figures, des lieux, mythiques ou anecdotiques.

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Pour Sufjan Stevens, il n'y a que par cette forme d'entomologie, pour laquelle il se nourrit de recherches poussées, que l'on peut conter et comprendre l'Histoire américaine, cette géographie : «Ne possédant pas l'Histoire des Européens, nous tirons notre fierté des détails» répète-t-il à l'envi. Au lieu de collectionner les cadavres comme Gacy, Stevens en fait d'exquis en déterrant ses fétiches de la Grande Amérique, enfouis sous le tapis avec ses propres secrets.

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Le fait est que, après Greetings from Michigan, quand Sufjan déclara s'être lancé dans un grand projet baptisé "50 States Project", celui de réaliser un disque pour chacun des 50 États américains, on crut à une blague. Après Illinoise, ce chef-d'œuvre de folk pop baroque et barré, on attendit en piaffant la suite – annoncée comme un album consacré à l'Oregon où vécut sa mère, Carrie. Puis on désespéra, constatant, ou pensant à tort, qu'il était passé à autre chose.

Oregon

Oui, tout cela n'était qu'un gimmick marketing, reconnaissait-il lui même. Sufjan était passé à autre chose. Sauf qu'à y regarder de plus près... The Age of Adz ne rendait-il pas ouvertement hommage à la figure de l'outsider artist Royal Robertson et donc à la Louisiane dudit ? The BQE, concept album sur l'horrible voie express qui relie Brooklyn au Queens, réalisé pour un projet multimédia, n'était-il pas à considérer comme la contribution new-yorkaise au "50 States Project" ?

Et puis il y eut Carrie & Lowell : un disque tout entier dévolu au souvenir trouble d'une mère troublée. Abandonné par elle à l'âge d'un an et parti vivre avec son père ché-per Rasjid – membre du mouvement spirituel Subud –, Stevens ne dut qu'à son beau-père Lowell, avec lequel il fonda d'ailleurs le label Asthmatic Kitty, de continuer à voir Carrie de temps en temps. C'est le décès d'un cancer de cette mère lointaine, aussi indigne que chérie, qui déclencha l'écriture du disque, album de deuil et de recollage de morceaux, d'effondrement et de pulsion de vie.

Oui, mais voilà, il s'en est fallu de peu que le disque ne se baptisa... Oregon, certains passages datant de la période où Sufjan aurait mûri un disque sur cet État du Nord-Ouest. Les références y sont nombreuses : la vallée des Dalles, la colline Spencer, la ville de Tillamook, le meadowlark – éminent représentant de la faune volatile locale – et Eugene, cité berceau de Nike. Oui, c'est un fait, Carrie & Lowell est bien un "state album" autant qu'un album "state I'm in", un album "dans quel état j'erre".

Romulus

C'est précisément là que l'on peut retourner comme un gant le processus stevensien : et si les "state albums", les autres (A Sun Came, Seven Swans et Enjoy Your Rabbit, sur la religion et la spiritualité) et les "Christmas albums" (sur le folklore et la famille, déjà) n'étaient au fond que des cartes posées sur un autre terrain : la psyché de Sufjan ?

Il y a sur l'album Michigan, une chanson déchirante, Romulus, qui évoque le rapport de Stevens enfant à une mère absente dont les visites se font en mode coup de vent, dont l'indifférence est une cruelle différence. Si Romulus est une petite ville du Michigan où il vécut, c'est surtout un préambule à Carrie & Lowell. On pourrait multiplier les exemples, mais celui-ci est la clé d'une œuvre à écouter à la loupe : chez Stevens, tout fait écho – de là faut-il comprendre sa science des harmonies vocales.

Carrie & Lowell aura mis cela en lumière, probablement davantage pour son auteur que pour son public, d'ailleurs. La mort de cette mère et son souvenir entremêlés, le rapport ambivalent à cette chair de sa chair, partante puis revenante, vivante puis mourante, c'est aussi celui que Stevens entretient avec la carte et le territoire, le souvenir et l'oubli, la réalité et la fiction, le goût d'un yaourt au citron (sur Eugene) et l'écho de la grande Histoire.

Voilà sans doute pourquoi ce "50 States Project" est fantôme mais bien là – en concert parfois, Sufjan chante cet inédit baptisé The 50 States Songs : «It's a part of the act / The fifty states / Pack up your bags, it's never too late». Bien là, mais à chercher ailleurs, car se confondant avec une Sufjanie à cheval sur l'intime et l'universel, le doigt tâtonnant sur cette Frontière mentale que les Américains cherchent à matérialiser, à arrêter, depuis trois siècles, la cherchant même sur la Lune – Stevens, lui, a consacré un projet au système solaire –, quand elle n'est que frontière entre eux-mêmes et les États-Unis d'Amérique, ce pays, ce projet de pays, aussi inachevé que n'importe quelle vie.

«L'histoire de ma vie dit un jour Sufjan Stevens, comme on le dirait tous, est une histoire de projets à moitié terminés et de livres à moitié lus.» Il pourrait y avoir trois États-Unis ou deux-cents, Sufjan Stevens n'en aurait jamais fini avec lui-même. Ni nous avec lui.

Sufjan Stevens
Au Radiant-Bellevue dimanche 27 septembre

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