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Erika Stucky : La Pelle de l'Opéra

Didon et Énée remembered

Opéra de Lyon

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Opéra / Actuellement sur la scène de l'Opéra de Lyon dans une relecture décapante de "Didon et Enée" par le metteur en scène David Marton, la chanteuse américano-suisse Erika Stucky y fait sensation. Une prestation dans la droite ligne d'une carrière toujours surprenante qui se joue des genres et des étiquettes, portée par une double culture et une voix singulière à l'aise sur tous les sentiers musicaux.

Une nuit à l'Opéra, une sorcière entre en fond de scène traînant une pelle à neige dans un déluge d'éructations, de sifflements et de manifestations gutturales surnaturelles, s'avance dans son costume de bric et de broc, des lunettes fumées sur le nez. Atteint un micro planté sur le front de scène – un micro à l'Opéra, hérésie ultime – et commence à racler ladite pelle sur le sol, à la faire grincer au-dessus des têtes de l'orchestre, redoublant de glossolalie cryptée, psalmodiant de sa voix caverneuse un texte ponctué de yodel et de sons de cascabelle crotalienne.

Après quelques minutes de cette apparition, disons, surréaliste, ce piratage d'une œuvre façon Fantôme de l'Opéra, la sorcière quitte la scène par le côté, laissant la salle coite, mi-amusée (car l'effet comique est garanti), mi-saisie – comme on le dirait d'un morceau de viande jeté dans une poêle trop chaude. Nous sommes au début du Didon et Enée, Remembered présenté jusqu'au 30 mars à l'Opéra de Lyon, une revisite – comme on dit en cuisine – de l'opéra de Purcell particulièrement salée mais terriblement goûtue, fascinant de bout en bout par l'audace et la créativité de la mise en scène contemporaine et multimédia du Hongrois David Marton. Laquelle doit beaucoup à celle qui incarne cette extravagante sorcière mais aussi d'autres personnages avec une verve impressionnante, une autodérision qui jamais ne triche avec le sérieux, et une voix comme on a peu l'occasion d'en entendre, surtout pas à l'opéra : une voix blues, grave et puissante, une tempête qui rappelle le souffle du trombone, mais qui dans les aigus fait étalage de sa sophistication.

Cette voix c'est celle d'Erika Stucky, musicienne, chanteuse, performeuse (et bien d'autres choses) que David Marton est allé chercher sur la foi de l'écoute d'un de ses disques, d'un concert et d'une évidence qui n'était pas forcément celle de l'intéressée : « Stucky à l'Opéra je n'y croyais pas, confesse la chanteuse, je me disais « on va me coller des perruques, me maquiller, tout le monde va me toucher le visage en permanence et je déteste ça ». Mais David m'avait envoyé une magnifique lettre. Je lui ai répondu « prenons un schnaps à Zurich et nous verrons ». Si elle ne croit guère en l'issue de la rencontre, mais David Marton trouve les bons mots : « il m'a dit : « Stucky, tu peux monter sur scène avec tes bottes de cow-boy et tes habits de tous les jours, je m'en fiche, ce que je veux c'est ton énergie sur scène » ».

Am-Erika

De fait le metteur en scène donne carte blanche à Erika qui chaque soir à la liberté totale d'improviser :

Je ne me souviens pas qu'il m'ait donné la moindre instruction de mise en scène, même concernant la lumière, le placement. Je décide chaque soir où j'apparais sur scène. Il n'a rien prémédité, j'ai juste fait les choses. J'ai sorti ma pelle et je l'ai fait ».

Et pourquoi une pelle ? Parce que cet instrument – car oui, la pelle est aussi un instrument – est un vieux compagnon de route musical d'Erika Stucky, elle en joue depuis toujours comme d'une percussion, sur le modèle du balai frappé, comme elle l'a fait lors de l'ouverture de l'expo universelle de Shanghaï en 2002 où elle représentait la Suisse – devant les regards quelque peu anxieux de la délégation helvète. C'est que la Stucky n'a jamais vraiment fait l'économie de l'usage de sa liberté.

Et c'est sans doute aux Etats-Unis que ce caractère artistique sauvage s'est formé. L'histoire de la famille Stucky avec les States est aussi longue que vieille et bégayante : son grand-père, un Suisse du Valais y a émigré en 1904. La légende familiale raconte même qu'il y aurait croisé Buffalo Bill et son Wild West Show. Revenu en Suisse, il épouse Philomène lui fait sept enfants donc cinq fils qu'il conjure de retourner aux Etats-Unis, ce « pays de lait et de miel », selon l'expression biblique utilisée par sa petite fille. Trois d'entre eux suivent le conseil dont Bruno, le père d'Erika qui naît à San Francisco en 1962 et grandit en plein Flower Power :

Toutes mes baby-sitters étaient des hippies, prenaient de l'acide – ce que j'ignorais à l'époque, je me disais juste qu'elles étaient un peu plus folles que la moyenne des adultes.

Dans la Californie baba cool des 60's, la petite fille est bercée par Zappa, Donovan, Joan Baez... Et l'idée, très tôt mûrie, qu'elle deviendra chanteuse : « je l'ai su dès l'âge de 7 ans, et ce n'était pas une lubie, assure-t-elle, mes visions étaient très claires, je me voyais dans la lumière avec un hula-hoop. Bon, il y a bien eu une phase où j'ai voulu être coiffeuse mais ça n'a pas duré. » Comme ne dure pas l'expérience américaine.

Helvète underground

Car, tiraillée par la nostalgie de la Suisse, les Stucky quittent San Francisco pour un village du Valais de 600 habitants. Un choc finalement bien absorbé par Erika, 8 ans, en dépit de l'abîme culturel qui sépare les collines de San Francisco des montagnes valaisannes : « on prenait pour une fille un peu bizarre, venue d'une autre planète, j'avais une façon de parler différente, des habits différents, j'étais extravertie, alors qu'ici les enfants regardaient par terre. A San Francisco on me demandait « quels sont tes rêves », et je débarquais dans un pays où les adultes disaient aux enfants « tais toi, on ne parle pas quand les grands parlent ». Mais on pouvait dormir dehors, faire du cerf-volant, manger du saucisson, se rouler dans la neige, il y avait du chocolat partout. C'était comme entrer dans un film de Disney. Et comme nous venions quand même souvent en vacances en Suisse, pour moi c'était comme vivre dans d'éternelles vacances : « Les vacances de Mlle Stucky. » »

De fait, Erika avoue ne pas connaître ce sentiment de déracinement qui touche parfois ceux qui ont un double passeport et une double culture. « En Suisse, je me sens américaine, parce que les gens se disent que si je suis excentrique c'est parce que je suis Américaine. Alors qu'aux Etats-Unis on met cette folie sur le fait que je suis Suisse. » rigole celle qui se sent partout chez elle. Sans doute, avoue-t-elle parce que son pays, c'est, plus que n'importe quel autre, la musique. Un pays assez indéfinissable pour celle qui se forme d'abord à Paris, aux côtés de Jean-Claude Briodin. Le jazzman la révèle à cette voix « au timbre de saxophone » que la chanteuse finit par travailler comme tel dans l'amour des sons chauds, larges, puissants, sans afféteries et mis au service de l'état d'esprit punk croisé à Zurich.

Je me souviens, confie Erika, qu'au début les labels ne savaient pas où me caser : folk, rock, jazz, même chose pour les programmateurs. Mais c'était il y a 25 ans. Aujourd'hui, ils programment Stucky.

Soit un mélange savant mais qui ne se revendique pas comme tel, de jazz, de blues, de yodel, de folk, de punk, de crudité et de sophistication. Une sorte de Tom Waits au féminin – elle participa d'ailleurs au Rain Dogs Revisited programmé à Fourvière en 2011.

Basquiat, Anderson, Brindacier

Pour définir son travail, Erika Stucky dégaine la figure de Basquiat, pour son sens appuyé du contraste. Et se reconnaît parfaitement dans la comparaison avancée un jour par un journaliste : un mélange de la musicienne d'avant-garde Laurie Anderson et de Fifi Brindacier héroïne sauvageonne de la littérature jeunesse suédoise. Puis tranche, simplement et humblement : « Tom Waits est musicien, chanteur, performeur, acteur mais il est surtout Tom Waits, quand on me présente une photo de moi en me demandant « qu'est-ce qu'on écrit en dessous ? », je réponds « Erika Stucky, musicienne, performeuse ». On pourrait ajouter : dramaturge, réalisatrice, photographe... Bon, en fait, je suis Stucky. Ça me va très bien. » Et Stucky c'est surtout l'articulation de cette double culture évoquée plus haut : la digestion de l'esprit Flower Power, dans lequel elle dit être tombée comme Obélix dans la potion magique, au point d'être encore portée aujourd'hui par ce shoot de liberté, et l'esprit punk zurichois mêlés à la tradition, l'accordéon, le yodel, la pelle. Et donc au fond un certain grain de folie propre à la Suisse :

Les gens les plus fous que j'ai rencontré dans le monde ne sont pas ceux qui ont grandi à NY, ce sont des gars qui ont grandi dans des petits villages, enfermés dans une pièce où ils ne savaient pas quoi faire de leur folie. Ils ont dû développer leur propre langage. On n'est fait que de ce qui nous a nourri, de là où on grandi, de ce qu'on a bu, des blagues qu'on a entendu.

Alors forcément, le mezze américano-suisse digéré par la Stucky est détonnant, frappe, surprend, au risque parfois d'enfermer la chanteuse dans l'obligation de surprendre sans qu'elle en souffre le moins du monde. Etant la première à vouloir être surprise. Comme lorsque sur son dernier disque, Papito, disque hommage à son père disparu, ancien boucher, qui lui vaut de poser avec des colliers de viande, elle collabore avec Andreas Scholl et des musiciens baroques en même temps qu'avec l'un des papes de la musique indus allemande, FM Einheit : « Comme mon père était boucher, je voulais des morceaux choisies en même temps que des chansons saignantes. Et les musiciens baroques jouent sur des boyaux d'animaux » – parfois les choses ne sont pas plus compliquées que cela.

Comme aussi quand elle se surprend donc, avec une joie non feinte, à monter sur la scène de l'Opéra au son de Purcell, une pelle à la main et citant Heroes de David Bowie en plein dialogue improvisé, sûre de son fait mais quand même un peu sur la pointe des pieds : « je n'arrête pas de m'excuser auprès de l'orchestre : « désolé, je vais devoir refaire mon truc avec ma pelle » et eux : « non, non, vas-y on adore ». S'ils avaient émis des réserves, je n'aurais pas pu aller contre eux, je les surprends déjà assez. Je ne suis pas là pour faire un doigt d'honneur au public ou à leur travail et me devais d'être complice avec eux, d'avoir l'approbation de chacun, de savoir que je n'en fais pas trop. Mais ça fonctionne très bien. C'est comme si nous dévalisions une banque : il y a un spécialiste pour chaque chose mais c'est ensemble que nous faisons le travail, on se doit de se faire confiance. Disons qu'ils me respectent en tant que spécialiste des explosifs. » Sans doute la meilleure définition que l'on puisse donner de l'art insaisissable d'une Stucky toujours, quoi qu'il arrive, portée par l'appel – et la pelle – de la musique.

Erika Stucky
Didon et Enée, Remembered
À l'Opéra de Lyon jusqu'au 30 mars

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