New Order : Les cendres du tempo

Né sur les cendres d'un groupe à l'esthétique post-punk radicale et singulière, Joy Division, et dans le sillage du suicide de son fascinant chanteur, Ian Curtis, New Order est sans doute, comme aucun groupe avant ou après lui, un exemple de résilience artistique sans précédent et de révolution quasi permanente. Ou comment une formation orpheline d'un leader au charisme et à l'inspiration incandescente a su se réinventer aux frontière du rock et de la musique électronique pour devenir, toutes esthétiques, l'un des groupes les plus influents de sa génération. Et encore aujourd'hui l'une des plus belles machines à danser du paysage live contemporain. Le mythique groupe de Manchester sera l'une des têtes d'affiche des Nuits de Fourvière, le 28 juin prochain.

Par Stéphane Duchêne

De Lesser Free Trade Hall à Joy Division

Au tournant des décennies 70 et 80, Manchester abrite l'un des groupes les plus fascinants qu'il ait été donné de voir. Une créature post-punk atypique baptisée Joy Division, portée par le charisme fantomatique et la voix d'Outre-tombe du crooner zombie Ian Curtis, jeune homme marié bien sous tout rapport, timide maladif mais aussi écorché vif et sauvage et de surcroît lourdement épileptique, amoureux de littérature et fanatique de Jim Morrison et Iggy Pop. Curtis concentre à lui seul toute la poésie fossile et l'inquiétante étrangeté d'un groupe que complète un trio d'irréductibles trublions : le guitariste Bernard « Barney » Sumner, son ami d'enfance le sémillant bassiste au style inimitable Peter « Hooky » Hook et un métronome humain à la batterie, le dénommé Stephen Morris, qui a vendu le mobilier de sa chambre comme bois de chauffage pour s'acheter une batterie.
« Généralement Ian était plus réservé et plus calme, raconte Peter Hook, mais il pouvait devenir complètement dingue » (1) A Manchester, il est « le type au blouson avec marqué « Hate » dans le dos ».

L'histoire est connue, jusqu'à devenir légende : le groupe se serait formé juste après le choc d'un concert fondateur des Sex Pistols au Lesser Free Trade Hall en 1976, où se trouvaient également de futurs The Fall et Simply Red. De ce concert, Peter Hook dira : « C'était horrible, le son était lamentable mais c'était de la rébellion au sens pur, ils s'en branlaient. (…) Ça a été une révélation totale. Le lendemain j'ai emprunté de l'argent à ma mère et je suis allé acheter une basse. Barney avait déjà une guitare, et il savait en jouer un ou deux accords ». En réalité, les choses, et notamment la rencontre avec Curtis prendront plus de temps mais la connexion se fera bien après une série de concerts des Sex Pistols, qui amènera la formation de Stiff Kittens puis de Warsaw, enfin de Joy Division.

Le cerveau électrique

S'il peine d'abord à trouver son style, Joy Division finit par développer une musique radicalement neuve, lourde et oppressante et commence à faire parler de lui sous la houlette de la triplette Tony Wilson (présentateur télé en quête de visibilité et fondateur du label Factory), du manager Rob Gretton, et du producteur dingo Martin Hannett, trio d'originaux droit sorti d'un sketch des Monthy Pythons mais à la vision à la fois libre et appuyée, auquel il convient d'ajouter le graphiste Peter Saville, à l'origine de la charte graphique de Factory et de New Order, entré lui aussi dans l'histoire du rock. « On voulait changer le monde, avance Saville (…) Rob Gretton manageait Joy Division de la manière qui lui semblait la plus juste, Martin Hannett faisait pareil avec la production, et je m'occupais du graphisme de Factory dans la même optique. Tony Wilson est devenu un impresario culturel à sa manière – personne ne lui a dit : « Tu ne peux pas t'y prendre comme ça » ». Une poignée de titres, quelques concerts mémorables et un album sorti en avril 1979, Unknown Pleasures, à la pochette restée mythique, suffisent à faire de Joy Division un objet de fascination.

Martial, syncopé, obsessionnel, le style sépulcral de Joy Division fait date et chaque chanson du groupe est comme une plongée dans le cerveau torturé et électrique de Joy Division. Les concerts sont à l'avenant des chorégraphies mort-vivantes et hypnotiques d'un Curtis qui multiplie les crises d'épilepsie – dont une mémorable survenue en voiture après un concert en décembre 1978 – et semble de plus en plus mal dans sa peau – rongé qui plus est par la culpabilité d'une liaison platonique avec une journaliste belge Annik Honoré.

Le Christ sur un linceul

Alors que le quatuor vient d'enregistrer son très attendu deuxième album et s'apprête à s'envoler pour les Etats-Unis, le chanteur, qui a déjà fait une tentative de suicide quelques mois auparavant, se pend dans sa cuisine le matin du départ, le 18 mai 1980, coupant les ailes du destin. Si Closer sortira malgré tout, la carrière du groupe est évidemment terminée et les paroles, et le chant toujours plus bouleversant, de Curtis prennent une résonance quasi prophétique qui donnent encore la chair de poule aujourd'hui, y compris aux membres de Joy Division : « ça nous a pas mal ouvert les yeux d'écouter les textes des chansons, racontera le batteur Stephen Morris, on les a toutes notées et on s'est dit « Putain, il était un peu... Oh, mon Dieu ! Pourquoi personne n'a rien dit ? ». La pochette de Closer, album à l'écho lui-même quasi mystique, choisie par Peter Saville avant la mort de Curtis représente le tableau d'un Christ allongé sur un linceul qui dit bien le mélange de puissance, d'ataraxie et de sentiment d'aliénation caractérisant un album qui fait littéralement entrer dans la légende un groupe qui n'existe plus mais continuera de vivre à travers les nombreuses formations qui s'en réclameront d'une manière ou d'une autre.

Refermer le tombeau

Car contrairement au Christ au linceul, Curtis, s'il conserve une éternelle aura über-romantique, ne ressuscite pas, lui. Ses trois compères le feront à sa place. « Après la mort de Ian, on a continué, confesse Peter Hook, On ne savait pas quoi faire d'autre (…) On n'a pas vraiment parlé de la manière de continuer sans Ian, on l'a fait, c'est tout – il se peut que Rob ait dit : « On s'en fout, continuons. (…) On s'y est remis un lundi, quelques jours après ses funérailles. » Il ne faut que quelques mois à Barney, Hooky et Morris pour revenir d'entre les morts – et même assurer la tournée initialement prévue pour laquelle Barney endosse définitivement la place de chanteur, ce qui achève selon Hooky de transformer le groupe. Ce sera sous le nom de New Order. Si ce nom est un tant accusé de faire référence au Mein Kampf d'Hitler dans une période où la montée du fascisme dans le rock inquiète, notamment à la suite de quelques gestes idiots du David Bowie de la période berlinoise, il est surtout le symbole d'un renouveau pour ses trois membresqui s'inscrivent pourtant au départ dans les pas de Joy Division.

Fin 1980 c'est d'ailleurs avec les deux dernières chansons de leur ancien groupe, Ceremony et In a Lonely Place, que New Order ouvre sa discographie comme pour mieux refermer le tombeau de Joy Division. Pour remplacer numériquement Curtis, New Order embauche la claviériste Gillian Gilbert, future épouse de Stephen Morris. Un recrutement pas si anecdotique, car si New Order navigue encore un moment dans les mêmes eaux croupies et glaçantes que Joy Division une utilisation croissante et parfois déviante des synthétiseurs modèlera peu à peu et de plus en plus l'identité du groupe, à part égale avec le chant blanchi de Sumner, qui peu à peu se détache de l'imitation curtisienne, et le son à la fois mordant, aqueux et mélodique de la basse de Peter Hook, qui en joue comme d'une guitare, développant le style le plus inimitable de l'histoire des bassistes de rock.

Saccades synthétiques

Sur Movement (1981) le premier album de ce « nouvel ordre » musical, malgré le fracas des machines et les embardées électroniques, c'est pourtant encore le fantôme d'Ian Curtis que l'on entend déambuler comme une âme en peine, son portrait mortuaire que ses trois acolytes semblent tenir à bout de bras, semblablement à la procession du clip d'Atmosphere qui fut pour le chanteur un enterrement symbolique. La faute à la production toujours très radicale d'Hannett – avec qui le groupe refusera ensuite de retravailler, tant ses méthodes et sa personnalité deviennent ingérables – et au chant de Sumner qui semble vouloir capter quelque chose de la noirceur de son ami et prédécesseur, se faire intercesseur. Cela n'empêche pas le public de répondre présent. Ce n'est que peu après, avec le single Everything's Gone Green – qui formalise des saccades synthétiques qui en appelleront d'autres – la légende voulant qu'une erreur de branchement aurait produit ces extrasystoles qui deviendront une marque de fabrique.

Pierre de rosette

Cette étrangeté hybride croisant presque par accident la noirceur de Joy Division, l'électro-pop laborantine de Kraftwerk et le saillies disco-funk de Giorgio Moroder dessine le style New Order en laissant entrer un peu de lumière et de mécanique dansante empreinte d'un certain hédonisme. Ce que confirment deux singles sortis dans la foulée : Temptation qui, en dépit de son caractère tubesque, passera relativement inaperçu, notamment parce que les DJ radio passent à la mauvaise vitesse ce single pressé en 33 tours et non en 45, et l'emblématique Blue Monday, en 1983. Pierre angulaire de l'oeuvre de New Order, il se dit qu'il aurait été écrit pour tester une nouvelle boîte à rythme et déstabilise là encore les radios et les critiques, notamment par sa longueur, plus de 7 minutes. Mais le succès en club de ce titre néo-discoïde, qui préfigure Daft Punk et bien d'autres, est fulgurant, distillant ce mélange si new orderien d'atmosphère dionysiaque et d'élégie funèbre, de pulsion de vie et d'irréfragable mélancolie. De danse sur des cendres que vont fouler des générations de fans de pop, de dance et de techno. Pierre angulaire donc mais aussi pierre de rosette de la musique du futur, Blue Monday qui reste six mois dans les charts anglais se vendra à 3 millions d'exemplaires dans le monde, sans compter les régulières rééditions et remixes.

Profession de foi

L'album concomitant à cette période d'éclosion, Power, Corruption & Lies (1983) orné en guise de pochette d'un tableau de Fantin-Latour retravaillé par Saville et qui s'ouvre sur la basse mélodique et cavalante d'Age of Consent, en charge exclusive de la ligne mélodique du morceau, confirme ce tournant mixant électro dansante et mélancolie pop. Même la voix de Sumner, si elle n'est pas toujours très assurée semble s'être définitivement libérée du joug pesant du timbre spectral d'Ian Curtis. Court, à peine huit titres, mais contenant des pépites telles que l'émouvant Your Silent Face – comme un écho ensoleillé à Atmosphere, titre posthume de Joy Division, la basse de Hook carillonnant sur des nappes de synthés cotonneuses – Power, Corruption & Lies est encore aujourd'hui comme l'un des plus beaux albums de New Order et la profession de foi d'un style marquant qui atteint tout de même la quatrième place des charts anglais. Des pépites, le groupe continue d'en produire mais souvent en dehors des sentiers battus des productions long format, réservant ses meilleurs morceaux pour des sorties single, comme Confusion, qui mêle new-wave et aspiration hip-hop, et le très pop Thieves Like Us dans les mois qui suivent. C'est que le groupe, plutôt discret, ne joue guère le jeu de la production stakhanoviste et de la promotion à tout crin, cultivant un certain mystère – et, il faut bien le dire, une réputation d'ingérables qui n'épargne pas leur manager Rob Gretton –, et distillant les trésors au compte-goutte.

Chaque fois que je te vois tomber

Il faut attendre deux ans avant la sortie de Low-Life, en 1985, sur lequel le style du groupe s'affine autant qu'il se diversifie où se trouvent d'autres classiques tels que Love Vigilantes, le très remuant The Perfect Kiss, le bien nommé instrumental Elegia, mini-symphonie bourdonnante qui ne déparerait pas sur la BO d'un film de John Carpenter, et Sub-culture, à l'étrange et douteuse tonalité euro-dance. L'année suivante, Brotherhood, qui poursuit dans la voix de son prédécesseur, vaut surtout pour la pochette, une fois encore très conceptuelle, de Peter Saville et le titre Bizarre Love Triangle qui s'inscrit là encore immédiatement comme l'un des classiques absolus de New Order et des clubs indie avec cet irrésistible refrain, souvent repris en choeur qui scande : « chaque fois que je te vois tomber, je m'agenouille et je mets à prier ». Une formule gagnante reproduite avec le lumineux True Faith, qui n'est pas sans rappeler le travail des Pet Shop Boys – et pour cause le morceau est co-écrit et produit par Stephen Hague collaborateur du duo londonien – et connaît un succès semblable à Blue Monday en atteignant la quatrième place des charts anglais, nanti qui plus est d'un clip signé par le très tendance chorégraphe et metteur en scène français Philippe Decouflé.

Mais alors que New Order semble pour le mieux installé dans le paysage pop britannique et même mondial et définitivement affranchi du fantôme de Joy Division – marquant là un exemple rare de résilience artistique complète –, cette fin des années 80 marque le début des premières tensions entre les membres du groupe dont le caractère est pour le moins bien trempé, à commencer par Hooky aussi entier et caractériel que son jeu de basse est généreux. Les rumeurs de séparation commencent même à circuler, New Order et Factory connaissant par ailleurs de sérieux problèmes avec le fisc anglais. Ce qui vaut au groupe de ne pas sortir d'album pendant trois ans en dehors d'une compilation de singles, Substance (1987) qui a de sérieux airs d'enterrement.

Les meilleures vacances de ma vie

Et c'est à la quasi surprise générale que New Order publie Technique en 1989, largement influencé – à commencer par son titre d'ouverture Fine Time – par le courant d'air nouveau baptisé Madchester qui souffle sur le fief de Sumner & Co et qui a vu apparaître de nouveaux adeptes de l'hybridation pop/dance tel que les Happy Mondays, nouvelle coqueluche de Factory, ou les Stone Roses – dont Peter Hook réalisera notamment le single Elephant Stone. Mais aussi par l'ambiance du lieu de villégiature où le groupe est allé enregistrer ce disque en mode « vacances » : Ibiza, temple de la house-music et mecque des DJ. Stephen Morris déclarera à propos de la mise en boîte de Technique qu'il s'est agi là sans aucun doute des « meilleures vacances de [s]a vie », ce qui en dit long et s'entend tout au long du disque farci de tubes à danser : Round & Round et sa rythmique de Batucada, All the way et sa ressemblance troublante avec le Just Like Heaven de The Cure, le très house Mr. Disco, l'irrésistible Run que le groupe devra cosigner avec John Denver qui l'accuse d'avoir plagié son Leaving on a Jet Plane, font ainsi de Technique un disque à tous les sens du terme très « inspiré ».

Trivialement pop

Sur sa lancée, le groupe a le privilège, car en Angleterre c'en est un, et pas des moindres, qui vaut décoration royale, de composer l'hymne des Three Lions, l'équipe nationale d'Angleterre, pour la Coupe du monde de football de 1990 en Italie. Et en profite avec World in Motion pour livrer l'un de ses plus grands succès, signé England New Order, mélange de tube de l'été et d'hymnes pour supporters à chanter en chœur dans les virages des stades, et atteindre la première place des ventes. Pas mal pour un groupe qu'on disait moribond. C'est peut-être aussi dans des projets parallèles que New Order a su trouver de quoi se renouveler, chacun menant de son côté, avec plus ou moins de bonheur, un side-project. Sumner forme ainsi avec Neil Tennant des Pet Shop Boys et Johnny Marr, mythique ex-guitariste des Smiths, le trio Electronic, qui tente une variante du concept hybridant électronique à danser et aspirations mélodiques venues de la pop. Le résultat peu convaincant met un bon coup dans l'aile du mythe éculé du « super groupe ».

Peter Hook de son côté s'ébat brièvement avec Revenge, tandis que les deux autres, à savoir le couple Stephen Morris et Gillian Gilbert, forment... The Other Two. Autant d'escapades qui ne mènent pas bien loin si ce n'est à un nouveau disque de New Order entamé en 1991 et rendu nécessaire par l'état pitoyable des finances de Factory. Republic, c'est son titre, mettra pourtant deux ans à voir le jour. Lorsqu'il paraît, Factory n'est plus et le groupe a signé avec Warner. L'album, pris en main par Stephen Hague, l'homme derrière True Faith, s'inscrit dans la lignée de Technique tout en revenant à des aspirations plus trivialement pop. S'il divise la critique, il montre que New Order a de beaux restes. Le single Regret atteint en effet la fameuse 4e place des ventes déjà trustées par Blue Monday et True Faith mais aussi une plus étonnante 28e place aux Etats-Unis.

Mais ces restes, aussi beaux soient-ils resteront sans suite. Une pluie de compilations et de rumeurs de séparation – les dissensions entre Hook et Sumner sont avérées – confirment ce que l'on craignait plus tôt : une séparation qui dans les faits n'est pourtant jamais actée. Mais que laissent supposer l'investissement de Sumner dans Electronic qui publie son deuxième album, Raise the Pressure en 1996, et la création par Hook de Monaco, sorte d'exutoire en forme de contrefaçon parfaite mais sans âme de New Order, qui publie deux disques entre 1997 et 2000.

Le retour du rock

CComme un vieux couple, les deux fortes têtes finissent par se rabibocher en 1998, notamment grâce à leur manager Rob Gretton, décédé d'une crise cardiaque l'année suivante. Hooky, lui-même reconnaît « C'est rare d'avoir une telle alchimie. Les gens disent toujours : « En solo, vous faites de la merde, pourquoi vous ne jouez pas ensemble ? »». C'est ce que fait le groupe en remontant d'abord sur scène où le groupe interprète aussi des chansons de Joy Division puis, 8 ans après le dernier album de New Order pour enregistrer Get Ready, publié en 2001, en plein « retour du rock » ainsi qu'on a appelé ce courant qui a vu revenir au galop le rock à guitares – avait-il disparu ? C'est une autre question – sous l'impulsion d'une nouvelle génération menée par une palanquée de groupe en « The » : The Libertines, The Strokes, The White Stripes.

Et c'est bien dans ce train rock en marche que monte New Order avec Get Ready, comme un écho au single Regret et à une poignée de titres de Technique, qui semble rétrospectivement annoncer de manière subliminale cette occurrence. On y croise notamment le Primal Scream en chef Bobby Gillespie et l'âme damnée des Smashing Pumpkins, Billy Corgan. Beaucoup voient dans cet album un renouveau tonitruant pour le groupe de Manchester, d'autres un disque sans grand relief. Reste que Get Ready, produit par Steve Osborne, l'homme à qui l'on doit la pièce maîtresse de la discographie des indomptables Happy Mondays, Pills 'n' Thrills and Bellyaches, marque quoi qu'il en soit un retour tranchant de New Order dans un paysage qu'il semble non seulement n'avoir jamais quitté mais au sein duquel il a acquis un statut résolument culte, tant chez les fans de rock que chez les enfants de l'électro. Celui de totem, pour ne pas dire de chaînon manquant. Tandis que les admirateurs de la première heure retrouvent avec bonheur un groupe qui ne semble ne pas vieillir, la nouvelle génération découvre de son côté un groupe qui en remontre à tous ses héritiers. Notamment sur scène où les mancuniens livrent des prestations d'une énergie et d'une puissance folles. Or c'est un fait que des morceaux tels Crystal, 60 miles an hour ou Rock The Shack sont plutôt déflagrants dans leur genre et explosent tous les compteurs en live, que seul vient surpasser en général l'avènement du moment Blue Monday.

Une irrésistible bacchanale

Après le départ de Gillian Gilbert, partie s'occuper de sa fille malade, et l'arrivée de Phil Cunningham, rescapé d'un éphémère roitelet de la Britpop, Marion, le groupe continue sur sa lancée en signant le single Here to Stay qui tout en marchant sur les plates-bandes rock de Get Ready convoque le souvenir des années électroniques en une irrésistible bacchanale pleine de nostalgie. Il faut dire que le titre est composé pour la BO de 24 Hour Party People, le film que le cinéaste Michael Winterbottom consacre au déroulé foutraque des années Factory.

C'est dans la même veine dance-rock que s'inscrit le successeur de Get Ready, Waiting for the Sirens' Call en 2005 dont l'évaluation est tout aussi compliquée : si rien ici ne vient troubler l'ordre établi de la pop mondiale ou du groupe lui-même, il n'en demeure pas moins qu'une poignée de titres – et ce son si caractéristique – continuent d'agir comme des madeleines de Proust. Et que la mélancolie à l'œuvre dans le chant de Barney et la basse de Hooky, sur le morceau-titre par exemple, continuent malgré tout de donner le frisson sans qu'on puisse y faire grand-chose. Comme si, depuis les premiers temps, la musique de ces gars-là, qui se sont toujours refusés à trop intellectualiser les choses – en dépit d'une réelle faculté d'analyse de leur parcours –, ne s'adressaient qu'à notre cerveau reptilien, à nos poils et à nos jambes, aux courants électriques qui traversent un corps, aux rémanences qu'il ne demande qu'à faire ressurgir instinctivement. A ce naturel qui revient au galop chaque fois que l'on entend les premières notes d'un Blue Monday, d'un Bizarre Love Triangle ou même d'un Krafty. Mais c'est ce même naturel, incorrigible qui conduit, une fois de trop et pour de bon, Peter Hook à faire ses adieux au groupe.

La meilleure façon de couler un club

Convaincu que son ami Barney minimise son rôle de compositeur – les deux hommes sont qui plus est totalement opposés sur la méthode à employer pour élaborer un morceau – Peter Hook claque définitivement la porte du groupe en 2007. Pour se consacrer entre autres à l'écriture de livres savoureux sur l'histoire de l'Hacienda, le club ouvert par Factory dans les années 80, grand incubateur de la scène Madchester et gouffre financier notoire (L'Haçienda, la meilleure façon de couler un club, Ed. Le Mot et le Reste), puis sur celles de Joy Division (Unknown Pleasures : Joy Division, vu de l'intérieur, Ed. Le Mot et le Reste) et New Order (Substance : New Order vu de l'intérieur, Ed. Le Mot et le Reste). Mais aussi à un projet qui ne pouvait émerger que dans l'esprit de Peter Hook : Freebass, nouveau projet de super groupe entièrement constitué de... bassistes. Et pas n'importe lesquels puisqu'on y retrouve Mani, l'anguille rythmique de feu les Stone Roses, et l'ex-Smiths Andy Rourke. Réunion de trois talents mythiques qui s'avérera anecdotique. Surtout, en partant, Hooky pense signer l'arrêt de mort de New Order (dont il affirme détenir une part de la propriété intellectuelle, ce qui rappelle le vieil imbroglio qui frappe les Beach Boys et Brian Wilson depuis des décennies). Mais Sumner et Morris décident de continuer sous ce nom, après quelques nouvelles parenthèses musicales (Bad Lieutenant pour Sumner notamment).

Et c'est avec Gillian Gilbert, Phil Cunningham et le bassiste Tom Mason en lieu et place de Hook que New Order remonte sur scène en 2011, avant de publier en 2012 le dispensable, Lost Sirens, principalement constitué de rebuts de Waiting for the Sirens' Call puis en 2015, le mal nommé Music Complete.

Même dans un million d'années

MMais le fait est que c'est bien sur ses prestations live – et leurs restitutions discographiques –, toujours impressionnantes que New Order continue de capitaliser. Tout comme d'ailleurs Peter Hook qui rejoue de son côté, en bon boudeur qu'il est, le meilleur de Joy Division et New Order, au sein de Peter Hook & the Light formé en 2010 et marquant un schisme définitif et finalement assez ridicule dans ses manifestations – une situation qui reproduit là encore le même schéma que celui des Beach Boys officiels de Mike Love face à un Brian Wilson qui ne peut tourner sous ce nom pour jouer les mêmes morceaux, ceux du groupe qu'il a fondé.

Ironie ultime c'est ce même Hooky qui analysa sans fard, couronné de son éternelle malice, l'éternel cycle new orderien qui a conduit à cette situation ubuesque : « Ce qui est assez intéressant avec New Order, c'est que chaque fois qu'on est sur le point de réussir, on s'arrête !. C'est ce qu'il s'est passé avec Joy Division quand Ian est mort. On a recommencé avec New Order et au moment où ça allait marcher, on a arrêté et on est tous parti faire des projets dans notre coin. Puis on a recommencé. On arrivait à quelque chose et, surprise, on s'est encore une fois arrêté. C'est assez intéressant. Il se passerait sûrement la même chose si on se reformait, mais je ne pense pas que ça arrivera. Même dans un million d'années. » Reste qu'avec ce groupe, on ne sait jamais ce qui peut renaître des cendres du passé. Qui nous donnera envie de danser dessus.

(1) Toutes les citations sont tirées de Manchester : Music City 1978-1989 de John Robb (Ed. Rivages Rouge)

Crédits photos : DR, Anton Corbijn (film Control), Harry Goodwin, New Order, Sky Arts, Julien Lachaussée

New Order - Vendredi 28 juin 2019 aux Nuits de Fourvière