Princes de la Guill'

Raï à Lyon / Dans ce quartier de la Guillotière remuant, métissé, encore rétif à la gentrification, une industrie do it yourself, proto punk dans l’esprit, 100% communautaire et en marge de la ville comme de tous les réseaux habituels du disque s’est façonnée dès le début des seventies. Une scène à part entière s’est élaborée, que l’on retrouve en partie exhumée aujourd’hui par la grâce d’un vinyle édité conjointement par la boutique Sofa Records et le label suisse Bongo Joe. Récit.  

Tout est parti dans les années 20 des montagnes près d’Oran, en Algérie. Une cité bâtie par les marins andalous en 903... Là-bas, comme souvent dans les villes portuaires — Bristol par exemple —, par la grâce du brassage de populations qui s'y croisent et s'y mêlent — arabes, berbères, hispaniques, françaises… s'est créé une riche scène musicale. La nuit est toujours plus longue dans ce genre de ville et pour faire danser tout le monde, les sons s’hybrident. À Oran, dans les cabarets jusqu’au petit matin, Fadela, Cheb Mami ou avant eux la grande Cheikha Rimitti font leurs premières scènes, dans une nuit plus ouverte, plus libérée aussi que dans le reste du pays. C’est là que les gays et les travestis s’affichent, Cheb Abdou le chantait. Popularisé dans les années 40, le raï devient phénomène de société dans les années 80 dans la foulée d’une vague de jeunes chanteurs tel Cheb Khaled, qui vont adopter synthés et basse électrique, parler de femmes et d'alcool dans leurs chansons, s’attirant les foudres du pouvoir et évidemment, les charmes de la jeunesse. Les cassettes déferlent, révolutionnant un genre qui déboule en France officiellement en 1986 avec les festivals de Bobigny et de La Villette, faisant le plein d'un public principalement immigré. C'est au fil des années 90 que le raï deviendra populaire dans son pays d'adoption, un temps, avant de disparaître après 1998, enfoui avec l'espoir d'une génération que l'on nommait alors black-blanc-beur et le projet 1, 2, 3 Soleils de Faudel, Khaled et Rachid Taha sorti cette année-là. Puis de renaître aujourd'hui avec les nouveaux grands que sont Sofiane Saïdi et Mohamed Lamouri.

Mais dans ce même laps de temps, toute une scène moins connue a grandi sur place, en France, au gré des échanges, des concerts et des déplacements des artistes, principalement entre Paris et Marseille, villes d’immigration, mais aussi de Lyon, ce qui était resté beaucoup plus discret jusqu’à ce que Péroline Barbet, alors musicologue au CMTRA, se penche sur le sujet et réalise une exposition aux Archives Municipales de Lyon en 2014. Et un magnifique coffret de trois CD, paru chez Frémeaux et Associés la même année, explorant les archives méconnues de toute une magnifique et vivace scène locale née avec l’arrivée de ces immigrés du Maghreb, du début des années 1970 jusqu’à la fin des années 1990. Aucune star ici, mais des réseaux, des pépites et une histoire unique.

Chanter l'exil

À Lyon, deux pôles ont focalisé cette scène : le quartier de la Guillotère principalement, autour de la place du Pont, et la Croix-Rousse. Dans les cafés où les immigrés venus d'Algérie, du Maroc et de Tunisie se retrouvent, un son et des chansons aux thématiques différentes se façonnent : celui de l'exil, où souvent perce la mélancolie de la terre natale. On parle ici dans les textes de déracinement et d'amour, de la vie en France et de ses tourments, de l'hypothétique retour au pays. Et progressivement, de politique : chômage et racisme imprègnent certaines de ces poésies. Certains tournent entre les trois villes, jouant d'un café à l'autre, d'un mariage à une fête de famille. Les styles se brassent, le raï n'est pas seule expression du quotidien — chaâbi, malouf, kabyle se côtoient. Comme à Oran, synthés et boîtes à rythmes rejoignent les derboukas et modernisent le son, souvent très imprégné de reverb' comme c'est alors la mode, de ceux qui se nomment Omar el Maghrebi, Cheb Kouider, Rachid Staifi, Nordine Staïfi ou encore parmi les rares femmes, Louiza. Certains sont morts, d'autres vivent encore à Lyon mais ne jouent plus. « Les temps ont changé, c'est plus compliqué » nous a confié l'un d'eux.

Ces cafés sont incontournables car ils sont le lieu de rendez-vous pour se retrouver entre exilés — et c'est là que les musiciens apprivoisent la culture de leurs voisins. Et ceux de la Guillotière ont été particulièrement vivaces et importants pour la création de cette scène raï locale.

Et ainsi, un public se crée. Demandeur de cassettes, entraînant la naissance de producteurs : des labels se montent et une production pléthorique se répand, plusieurs centaines de cassettes se retrouvent au fil des ans sur le marché, principalement autour des labels que sont Top Music, Édition Merabet, l'Étoile Verte de M. Bachar (devenue Maghreb Musique) et SEDICAV (de Ouassini Bouarfa, qui a ouvert son premier magasin de cassettes à la Guillotière en 1978 et a longtemps œuvré dans le tissu), qui outre les boutiques de la Guillotière squattent aussi les étals de Barbès et du quartier de Belsunce à Marseille, voire repartent au bled, le tout avec célérité : on fabrique parfois la cassette dans la foulée immédiate de l'enregistrement, la nuit, avant de la mettre en vente le lendemain. Ce sont des commerçants, des organisateurs de concerts, peu sont seulement patrons de label à part entière. Tous rivalisent d'ingéniosité pour créer eux-mêmes leur réseau de distribution : circuit court, comme l'on dit aujourd'hui. M. Mérabet, par exemple, fait le tour des marchés en camionnette pour installer son stand.

Maghreb K7 Club

Maghreb K7 Club s'est élaborée avec Simon Debarbieux, qui voulait éditer en vinyle des morceaux inédits sur le coffret Place du Pont. On retrouve ainsi le poignant ya Malik ya Malik de Zaïdi El Batni qui ouvre le disque, évoquant la mort de Malik Oussekine, suite aux coups de deux policiers le 5 décembre 1986. Lui vit encore à Saint-Étienne et était l'un de ceux qui a largement politisé ses textes, revendicatifs et incisifs. C'est ensuite une succession de pépites, comme le synth-raï de Nordine Staïfi, mort en 1989, présent avec Zine Ezzinet et Goultiti Bye Bye. De son vrai nom Larbi Smati, né en 1956 près de Sétif comme l'indique son nom d'emprunt, il nourrit ses nombreuses cassettes de funk et de beats issus d'une TR-808. Moderne !

L'un des sommets de ce disque revigorant est l'étonnant Hata Fi Annaba, de Salah El Annabi, martial dans son rythme électronique, aérien et funky dans ses harmonies, avec un synthé qui part en vrille et revient régulièrement citer sur les breaks... Jean-Michel Jarre, avec Oxygène IV. Un processus pas si rare car la notion de droits d'auteur est pour le moins évanescente dans ce circuit artisanal et populaire où l'on reprend régulièrement des classiques du répertoire traditionnel, réarrangés et personnalisés, ou des airs à la mode. En se les appropriant.

Des intermèdes ont été conservés sur ce disque : c'est un bout d'histoire à part entière, car ils sont souvent l'œuvre d'un homme pivot de cette scène, Jacques Castelli. Propriétaire du Studio 17 à Villeurbanne qu'il a fondé en 1983, il a enregistré nombre de ses cassettes (Cheikha Rimitti est venue là !), comme ingénieur du son, jouant parfois de la basse dessus et même accompagnant certains artistes en concert lors des mariages. Et donc, posant sa voix pour introduire les cassettes... « Les éditions Mérabet présentent... » On vous laisse savourer la suite : tous sont les princes de la Guillotière, quartier bouillonnant et turbulent d'une ville qui en a bien besoin.

Maghreb K7 Club (Sofa Records / Bongo Joe)


Péroline Barbet a également réalisé un documentaire audio sur le sujet que l'on peut écouter ici :

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