Eliott Jane, esprit libre

French Pop / Après avoir étrenné sa soif d'absolu en groupe et en envolées punk, la Lyonnaise Eliott Jane livre un premier EP solo, "Liberté chérie", entre variété pop et new-wave flashy. Où elle explore les chemins, souvent contrariés, qui mènent à la liberté. Celle d'être soi, quoi qu'il en coûte.

Liberté Chérie. Si l'on doit être un peu honnête, voilà un titre qui résonnerait presque de toute l'incongruité possible, tant on a fini par davantage la polir, notre liberté, que par la chérir. Pour pas dire qu'on la délaisse : on l'aime bien, hein, mais on l'a remisée, contraints-forcés, dans un coin de notre vie, juste à côté des envies de resto, des pogos baveux, des virées chez mamie avec un rhume et de phrases du genre « oh, ça va, tu peux boire dans mon verre, j'ai pas la gale ». En dépit du contexte, Eliott Jane, elle, n'en a cure, sa Liberté avec un grand Elle, la chanteuse continue de la chérir et au passage, s'il faut, elle vous emmerde. D'ailleurs son EP était sinon déjà en boîte — elle l'a enregistré pendant le confinement — du moins passablement sur le métier au moment où l'on a commencé il y a un an à faire l'expérience des apéros Zoom en pyjama et des séances de step sur la table basse. Il faut dire que ladite Liberté, la sienne, est un peu plus vaste que celle qu'on questionne depuis le début de ce paragraphe.

Elle est chevillée au corps de la chanteuse « Lyonnaise de chez Lyonnaise » depuis un paquet de lustres qui remontent grosso modo à la petite enfance où, déjà, fallait pas trop l'emmerder. Le genre d'enfance qu'on qualifie poliment de révoltée, car mue par un désir d'émancipatin précoce gros comme ça, mais surtout consumée d'une colère à laquelle Jeanne — son prénom à l'état civil — n'attribue pas spécialement de cause objective : « je crois que je suis née comme ça, enfant je n'étais pas facile, très dure, à la limite de la violence. Pourtant, j'ai des parents aimants, une famille tout à fait normale, très cultivée ». On oserait presque dire que c'est peut-être le problème : que la jeune fille d'alors en voudrait un peu plus ou en aurait assez, c'est selon, quand à 16 ans elle claque la porte du cocon et taille la route pour, dit-elle « faire ses propres expériences ». Laissant au passage sa scolarité en plan avec une bonne grosse idée — musicale — derrière la tête : « l'école ce n'était vraiment pas pour moi, j'ai même eu des problèmes de phobie scolaire, je ne voyais pas l'intérêt d'aller au lycée, puisque, déjà, je voulais faire de la musique et rien d'autre. Je voulais vivre comme j'en avais envie. »

Jeanne, Jina, Jane

Chose plus que faite puisque Jeanne fréquente diverses communautés au gré des squats ou des crashages de canapés. Elle s'y forge un peu plus ce caractère bien trempé, notamment quand il lui faut exercer des petits boulots alimentaires à peine comestibles, du genre dont on se dit qu'ils rendent plus forts juste pour éviter de sauter par la fenêtre. Au passage, au contact de ces bandes, Jeanne, qui a grandi avec Sting, Peter Gabriel et Paul McCartney étend sa culture musicale tous azimuts puisqu'elle aime successivement ou simultanément (liste non exhaustive) la britpop, l'électro pop, la new-wave, le punk et le grunge. C'est dans ces deux dernières veines vénères qu'elle va d'ailleurs commencer à s'épanouir en tant que musicienne. Car c'est là que s'ébroue Jina, le groupe fondé « avant la majorité » dont elle tient fermement le crachoir.

Ici, ça chante, elle chante, en anglais et fort, des trucs pas très clairs mais qui en ont gros sur la patate. Et y prend un plaisir aussi immense que pressenti, rencontrant comme un genre de vocation à force de pratiquer. D'où une idée qui germe, pas loin d'être saugrenue sur le papier : puisque le chant, fut-il punk, peut être un genre de métier, pourquoi ne pas l'apprendre ? Ça tombe bien l'ENM de Villeurbanne vient d'ouvrir une section musiques actuelles. Elle l'intègre en 2009, sans trop s'apercevoir que cela signe un retour là où elle n'aurait sans doute pas imaginé remettre les pieds : l'école. À ceci près que la formation, dont elle essuie les plâtres de la section "chant rock" y est « très éloignée de ce qui se fait d'ordinaire en Conservatoire ». Ce qui ne l'empêche pas d'en ressortir « première femme de France diplômée d'État dans cette discipline ». Prend ça, la phobie scolaire !

Peut-être parce qu'une artiste prend forme, Jeanne ne tarde pas à se retrouver à l'amorce d'un autre virage : si son groupe Jina est devenue une figure respectée du punk féministe, partageant la scène au gré des aventures, avec Béatrice Demi-Mondaine, Didier Wampas, Dolly, Stereotypical Working Class, ou les plus sages Aaron, tournant aussi bien en France qu'en Angleterre, la chanteuse finit par se lasser des vertus, et surtout des vices, du collectif. Qui brime volontiers la créativité individuelle et force parfois des compromis qui, au final, ne reviennent à personne. La phrase obligée qui tombe généralement à ce moment d'une carrière étant : « on avait vécu ce qu'on avait à vivre ». Bon.

Garçon manqué

Il serait temps donc, après dix ans de farandole punk, de prendre le taureau solo par les cornes. Avec au passage l'idée de tout lui faire repeindre du sol au plafond. Ce qui commence par convoquer ce nom de scène, Eliott Jane, renvoyant à une androgynie naturellement rock tout en mettant en lumière « une personnalité de garçon manqué ». À son prénom originel, anglicisé, elle accole donc ce prénom au croisement de trois figures de garçons plus paumés que manqués : Eliott, comme Billy Elliott, danseur né dans le caniveau, comme l'Elliott d'ET (petit garçon sans nom de famille) et comme Elliot Smith, folkeux maudit qui poignarda toute une génération en plein coeur avant de retourner l'arme contre lui. Dans ce nom, il y a donc une affirmation terrible de femme forte qui pourrait bien nous casser la gueule ("Jane" comme "GI Jane", presque) et une fragilité abyssale qui serait à chercher, étrangement, du côté masculin de la force.

Esthétiquement aussi, il s'agit de tout ravaler au profit d'une pop qui ne cache pas ses flirts incessants avec la variété et s'affichera en Français, à rebours de ce nom anglo-saxon. Un changement indispensable pour celle qui décide alors de tomber le perfecto, le masque et tout le reste : « avec ce projet solo, je me fous à poil, je ne pouvais pas me livrer en continuant de chanter dans une langue que les gens ne comprennent pas et moi à peine plus. » Ce qui change c'est que le travail d'écriture devient essentiel là où jusqu'ici il n'était qu'un élément de décor, réalité qui renverse totalement les perspectives.

Alors Eliott Jane prend son temps pour aboutir son projet, commençant par livrer, il y a deux ans, Héroïnes, un single électro-pop sacrément tubesque pourtant loin de combler ses ambitions : « il manque des choses, c'est un peu trop sage ». Puisqu'elle le dit, on ravale aussi sec nos envies de se trémousser dans le salon. Il n'empêche qu'une écriture est en train de naître, dans les mots comme dans la musique. Laquelle trouve son aboutissement, en ce début d'année avec Liberté chérie, dont la finesse d'évocation des avaries existentielles fait tout aussi mouche que ces ritournelles synthétiques rehaussées de basses obèses, au croisement de la new-wave et de cette nouvelle scène française qu'Eliott Jane dit avoir beaucoup écouté ces dernières années.

Crossover

De fait, ce disque crossover est moins sage, plus hardi, qu'Héroïnes, il dévoile l'intime sans jamais abandonner une pudeur qui s'affirme dans le choix des mots à mettre sur les maux. Sur À la vie à la mort, Eliott Jane ouvre les hostilités en évoquant la disparition des êtres chers — « j'essaie de me souvenir avec joie des gens qui manquent et de profiter au maximum de ceux qui sont encore là » dit-elle dans un accès de bon sens – quand sur Va voir ailleurs elle évoque la libération induite par une séparation post-tromperie, et, sur Violence, les violences conjugales — « psychologiques autant que physiques ». Autant de situations vécues, racontées avec hauteur et distance.

Une désinvolture qui prendrait naissance sous la tutelle de figures comme Pete Doherty ou Baxter Dury — ces marquis de la déglingue capables de distiller les pires horreurs un sourire en coin et de s'opérer à cœur ouvert sans lâcher leur gin-tonic. Mais on pourrait aussi la rapprocher de Fishbach qui, avec son premier album. À ta merci, avait secoué la pop française comme un prunier il y a déjà trois ans : regard perçant, morgue rimbaldienne et déhanchés j'menfoutiste. C'est là, plus qu'aux côtés des Angèle et Clara Luciani de circonstance, qu'on la rangerait. Pas loin non plus d'une chanteuse au blaze androgyne qui incarna si élégamment le tournant des années 90 qu'Eliott Jane semble chérir autant que sa liberté : Jil Caplan. Deux femmes un peu enfants, brûlant d'un feu intérieur mais dont la plus grande force serait de se laisser songer à la douceur, de laisser du champ, et du chant, à la fragilité. S'autoriser cela : peut-être le dernier stade de la soif de liberté, chérie.

Eliott Jane, Liberté chérie (La Ruche-Le Label)

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