Comment L'Hypnotic a explosé les nuits lyonnaises

1997-2017 : 20 ans dehors ! / Si aujourd’hui la techno donne le tempo aux noctambules lyonnais, ça n’a pas toujours été le cas. Longtemps, la ville a symbolisé le club des grincheux, totalement allergiques aux saveurs électroniques. La cure Hypnotic, du nom d'un club underground mythique, a joué le rôle de poil à gratter. Souvenirs d'un adepte.

« T’as pris quoi ? » Voilà une ritournelle, un gimmick, un questionnement en boucle qui aura marqué befores, teufs et afters des adorateurs de grandes messes techno. Surtout au début. Quoi qu’on en dise, c’était la devise. Champagne, Panda, Mitsubishi, P’tis gris… L'ecsta à 500 balles, happé par la musique, agité frénétiquement, calé sur le temps, le corps se joint à l’esprit dans une transe frénétique...

Avec les années 90, se répand ici un phénomène apparu quelques années plus tôt en Angleterre : la rave. À traduire par "délirer", rassemblement haut en couleurs, réminiscence de l’esprit hippie, ce rendez-vous des amateurs de beat galopant et de sonorités acides rompt radicalement avec les codes de la traditionnelle sortie du week-end. Exit les salles de concerts et les discothèques à papa, bonjour hangar, champignonnière, clairière boueuse, bord de rivière… Danser où, quand et comme on le souhaite. Si possible déguisé, histoire de faire marrer les autres.

Lyon n’est pas en reste. Dès le début de la décennie, DJs et amateurs foisonnent chaque jour un peu plus, certains s'improvisent organisateurs. Mais les lieux sont peu nombreux à avoir pignon sur rue. Seules quelques boutiques redonnent vie aux vinyles, devenant du même coup précurseurs de la techno de Détroit, de la trance germanique, de la house de Chicago, de la jungle londonienne.... Les flyers s’échangent encore sous le manteau, plus vite et plus nombreux que les pains au chocolat au sortir d’une école maternelle.

Rares sont les clubs à offrir une fenêtre d’expression à ce nouveau phénomène culturel. Face à eux, planquées derrière la sacro-sainte moralité, des discothèques de la région lyonnaise digèrent difficilement la plaisanterie : concurrence déloyale, selon elles. Alors que Lyon vit de plein fouet ce bouillonnement électronique, les autorités restent pourtant au début médusées. Il n’en faudra pas plus à l’Hypnotic pour s'engouffrer dans la brèche et écrire les grandes heures de la scène électronique lyonnaise, avant la réaction : une abstinence totale de techno au pays de la quenelle et des raveurs accueillis par la maréchaussée. Une attitude copiée partout dans l’Hexagone : Lyon est l’épicentre d’une répression nationale farouche.

Poil à gratter

Pourtant brève, l’histoire de cet emblème du milieu underground en a révolutionné la nuit. Situé dans les sous-sols d’un immeuble croix-roussien, rue Magneval, le lieu attire entre 1992 et 1993 tout ce que Lyon compte de drag queens, gogo danseuses, notables délurés, prolo rigolos, gays et hétéros, fêtards en mal de sensations fortes. Furieux mélange hétéroclite et improbable d’une population bigarrée constituée d’avocats, médecins, thésards, chômeurs, étudiants, artistes… ayant fait fi des différences sociales, d’orientation sexuelle. Une joyeuse tribu apparait, haute en couleurs et en diversités, unie pour la même cause : faire la fête comme jamais elle n’a été faite. Hors des sentiers battus, mais ensemble.

L’heure est à la communion dans de grandes messes électro où chacun prend soin de son prochain. Tous se massent, dont certains venus de loin, pour vivre une expérience unique. Celle d’un lieu dont le nom se répand comme une trainée d’amphétamines, qui varie sa morphologie à l’envie, aux rythmes de sonorités totalement novatrices. Un soir sur deux étages, le lendemain sur trois, et pas forcément les mêmes, il y dissémine un nombre de salles tout aussi changeant chaque nuit. Pas une soirée à l’identique. Une ambiance de folie où se mélangent la musique, la danse, le sexe et la drogue. Un must pour les noctambules. Une bête noire pour les autorités.

Subversion

Aux manettes de ce lieu atypique, le controversé Chuck et sa fée techno Pénélope résistent avec leur asso Loi de 1901 et multiplient les soirées hors les murs sous diverses associations. Régulièrement en proie à de mystérieux départs de feu, rien ne parvient, au début, à stopper le groupe électrogène de l’Hypnotic. La musique s’y diffuse chaque fin de semaine, sans parole et pourtant tellement subversive.

Profitant du manque de réponse significatif des autorités, Independance Records entre dans la danse et livre la Cosmic Energy en 1993 à la Halle Tony Garnier (chance que n’aura pas la Polaris en 1996, annulée par Raymond Barre, alors maire), prolongement de son magasin de disque et de son club le ZOO. Avec sa nuée de ravers venue de l’Europe entière, l’événement devient la face visible de l‘iceberg, de cette multitude de soirées clandestines qui secouent Lyon chaque semaine.

Pendant plus d’un an, la police se fond dans la foule. Étudier de près pour tenter de comprendre ce qui la dépasse, ce qu’elle ne comprend pas. Et attraper au moins ceux qui approvisionnent en drogues toute cette foutue débauche. Car avec la techno, reviennent et s’adaptent les psychotropes de synthèse. Que le corps ait des piles et la tête ouverte aux grands voyages. Animé de son esprit d’ouverture, caisse de résonance de la TB 303, le spot l’est aussi pour le hip-hop, la surf music... De futures figures tutélaires de la ville y font leurs premières armes, à l’image de DJ Spider (éminent capitaine qui donnera le cap à la Marquise), DJ Stani (mains gauches du duo devenu très collectif Peuple de l’Herbe), l’équipe Tekmics (Miloch, Saint Jean, P. Moore…), Agoria et tant d’autres. Il sème les bases, dans un terreau fertile.

This is the end

Mais 1994 marque le coup d’arrêt. Fin de séance Hypnotic, terminé la récré. On ferme cet endroit mythique, précurseur pour toute une génération. La chasse aux soirées est ouverte. DJs, organisateurs, teufeurs garnissent désormais, chaque dimanche matin, des gendarmeries perdues, accrochés au radiateur (Agoria ou The Hacker ont ainsi terminé leurs sets en garde à vue). On saisit enceintes, platines, mixettes… aux "braveurs" d’interdit, dont les fêtes sont camouflées en mariages, baptêmes, anniversaires de la p’tite. Trop tard. Le venin s’est répandu.

Du vendredi au jeudi soir, de before, de soirées en afters, Space, Factory, Pyramide, Zoo, Centrale, Moulin Rouge, Bus Palladium, Garage… les clubs prennent le relais. Des radios ouvrent leurs ondes : on écoute Radio Brume le samedi soir pour avoir l'infoline. De teufs en teknivals, les collectifs D-Jonction, Activity, SWM, Bande Sonore, Zygomatick, Pitch’R, Hysteria, Ryhm & Squad, End of Silence… permettent à des artistes comme Freddy’J, Elohys, Le Lutin, Pollen, Pyroman, Tahjamal, Agoria… d’électriser le dancefloor, depuis leurs platines ou leurs drôles de machines, dans des gorges splendides ou de poussiéreux dépôts industriels. Le tout dans une décoration fluo, mobile, laser, graffée, hallucinogène… confiée à l’imagination fertile de Merlin l’Emmerdeur ou, encore, de Pénélope.

Mieux. Le phénomène se vante même d’avoir son propre Saint-Bernard en la personne de Keep Smiling, association de prévention et de réduction des risques face aux consommations récréatives de drogues. Bref, le mouvement est en marche, structuré. Et plus rien ne l’arrêtera. À commencer par les kilomètres. La techno se moque alors des distances. Les toulousains, marseillais, parisiens… débarquent pour faire la fête à Lyon. Les Lyonnais, eux, s’exilent du côté de Futuria en Savoie, Mad à Lausanne, la Love Parade à Berlin, Boréalis dans les Arènes de Nîmes, Dragonball à Avignon et Spiral Tribe à Gruissan… Les lignes blanches défilent pour communier à nouveau. En voiture, en bus 4A, en camions aménagés… on avale les bornes pour se dégourdir les gambettes ou poser le sound-system. Un maillage national se met en place. Technopol voit le jour, enfin un interlocuteur officiel pour tenir tête aux autorités. Il était temps. Face à pareil tableau, on ne pouvait alors s’attendre à un autre accueil...

Sucre ou aspartame ?

Or, la techno est toujours là. Mieux : elle est devenue institution. Telle une spécialité locale, Lyon vend désormais son festival de musiques électroniques. La marque Nuits sonores s’exporte autour du globe. Un concept livré clef en main, aux villes en quête de branchitude et d’un savoir-faire, sous des latitudes diversement exotiques (la Colombie, Bruxelles...).

Victime de son succès, la techno est devenue un produit, un gâteau qu’on se partage. S’est ouverte dans les diverses soirées la surenchère de têtes d’affiches pour attirer le chaland (et le contenu de sa bourse). Adieu l’idée d’une communauté soudée. Les acteurs seraient devenus plus respectables. Et les produits moins bons. Telle une salade sous vide, tout process industriel n’est pas sans conséquence. Il en altère le goût. L’Hypnotic en est la madeleine de Proust.

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