Bêtes de scène

Quatre jours durant, le week-end «Ça tcatche #2» des Subsistances propose profusion de spectacles de cirque, danse et théâtre. Parmi eux, nous avons retenu ici trois créations alléchantes, a priori. Jean-Emmanuel Denave

«Loin d'être un individu chargé d'os, de muscles, de chair, d'organes, de mémoire, de desseins, je me croirais volontiers, tant mon sentiment de vie est faible et indéterminé, un unicellulaire microscopique, pendu à un fil et voguant à la dérive entre ciel et terre, dans un espace incirconscrit, poussé par des vents, et encore, pas nettement», écrit le poète Henri Michaux. Michaux, Kafka, Bacon, Rimbaud... nombreux sont ces artistes et écrivains qui ont cherché, via ce que Deleuze et Guattari nomment les «devenirs animaux», à abolir les frontières de l'humain, à dérégler le langage et les mots, pour découvrir de nouvelles sensations ou intensités affectives. Si le week-end «Ça Tchatche» des Subsistances est consacré aux langues en général, certains spectacles se penchent en particulier sur les langages et les devenirs animaux. Exemple emblématique : la nouvelle création de Jade Duviquet et Cyril Casmèze, Cet animal qui nous regarde, explore nos liens (d'empathie, de complicité, voire amoureux) à l'animal, avec la présence sur scène d'un perroquet, d'un chat, de deux femmes et deux hommes. La Cie du Singe Debout s'appuie ici sur des textes de Rilke, Flaubert et Derrida, et sur l'impressionnante capacité de Cyril Casmèze à se glisser dans la peau d'un chien ou d'un bonobo (nous ne saurions trop vous conseiller d'aller sur le site de la compagnie pour y visionner quelques vidéos truculentes des performances de l'artiste : www.singedebout.com).J'entends la guitare
L'Helvète Massimo Furlan est quant à lui parti de la figure de l'ours et de ces drôles d'animaux à crête que sont les punks, notamment des albums récents du groupe Killing Joke (aux guitares lourdes comme des enclumes qui vous récurent les conduits auditifs, et dont l'écoute devrait être remboursée par la Sécurité sociale). Cet artiste inclassable avait fait parlé de lui en 2006 avec Numéro 10, où il incarnait, seul sur la pelouse du Parc des Princes, Michel Platini, rejouant toutes les actions et les gestes du footballeur lors la fameuse demi-finale France-Allemagne de 1982 ! Aux Subsistances, Furlan troque la pelouse verte pour une scène toute blanche sur laquelle il compose littéralement une suite d'images muettes à partir de différentes figures : un ours, un idiot aux pulsions meurtrières, un bon sauvage, une rock star burlesque (inspirée de Jaz Coleman, le leader de Killing Joke), quelques femmes en noir des plus inquiétantes... «Beaucoup d'images se sont révélées à l'écoute de Killing Joke. Et le fil du spectacle est fondé sur la transmission du langage à l'idiot, ainsi que sur l'opposition et la rencontre de deux univers : celui de la sauvagerie, de l'animalité ; et celui de la civilisation, du langage...», confie Massimo Furlan. Aux confins du fantasme, du rituel hypnotique et du tableau pictural, «You can speak, you are an animal» (titre de la pièce mais aussi seule et unique phrase proférée par les personnages) intrigue, fascine, agace aussi un tantinet dans certaines de ses séquences. Proche par certains aspects de l'univers de Giselle Vienne (immobilité ou gestes lents, musique rock écrasante...), puisant dans l'univers plastique de Mike Kelley et Paul Mc Carthy, le spectacle ne tient finalement qu'à un fil : la puissance de la musique, la beauté et l'étrangeté des images, la présence convaincue des interprètes, l'attention portée aux plus petits détails gestuels. Au pire, les plus sceptiques d'entre vous pourront (ré)entendre quelques très bons titres de Killing Joke.Cléo de 5 à 7
On aurait aimer terminer notre série thématique animalière avec Vicious Dogs On Premises de Dan Safer, mais ce spectacle tient a priori davantage du cabotinage et de l'hystérie de la vache folle que d'autre chose. On vous conseillera donc plutôt l'autre compagnie new-yorkaise invitée aux Subsistances, le Big Dance Theatre, évoluant entre danse, diction et théâtre. Rappelant un peu le Théâtre du Radeau de François Tanguy, le Big Dance propose un univers baroque, toujours en mouvement et en métamorphose, voire syncopé, usant de tous les médiums possibles ainsi que du collage et du cut-up... Leur création Comme Toujours Here I Stand s'inspire du petit chef-d'œuvre d'Agnès Varda, Cléo de 5 à 7, tourné en 1961. Et nous sommes très curieux de découvrir ce que deviendra sur scène la si jolie chanteuse Cléo, hantée à Paris par les signes d'une mort prochaine, telle l'une des belles jeunes femmes du peintre Hans Baldung Grien narguées par la grande faucheuse... Week-end des langues Ça Tchatche #2
Aux Subsistances du 23 au 26 avril.

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