Le regard de Bob Wilson

Zinnias, the life of Clementine Hunter

Théâtres romains de Fourvière

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Metteur en scène, plasticien, acteur, sculpteur, dessinateur, Robert Wilson a révolutionné ces disciplines, qu’il a soigneusement entremêlées dans des spectacles devenus autant de pièces maîtresses de l’Histoire des arts vivants. S’il est fréquemment invité à Paris, cet artiste complet est rare à Lyon. Jusqu’à samedi, Les Nuits de Fourvière créent l'événement en le programmant en ouverture avec "Zinnias". Portrait et critique. Nadja Pobel

«Je n’ai jamais rien vu de plus beau en ce monde depuis que j’y suis né. Jamais. Jamais aucun spectacle n’est arrivé à la cheville de celui-ci, parce qu’il est à la fois la vie éveillée et la vie aux yeux clos, la confusion qui se fait entre le monde de tous les jours et le monde de chaque nuit (…). C’est le rêve de ce que nous fûmes, c’est l’avenir que nous prédisions». Voilà ce qu’écrit Louis Aragon, dans une lettre de réconciliation à titre posthume, à son ami André Breton à propos du Regard du sourd, qu’il vient de voir au Festival de théâtre mondial de Nancy, dirigé par Jack Lang. Ce 22 avril 1971, date de la première des deux représentations que Robert Wilson donne de cette création, marque peut-être sa naissance artistique. Alors âgé de vingt-neuf ans, il vient de créer la stupeur avec ce spectacle, pièce muette de sept heures, au rythme lent et mettant en scène un enfant sourd qui a pourtant laissé le public américain indifférent.

Plus tôt, dans son Texas natal, Wilson a assisté à une interpellation musclée par des policiers d’un gamin black qui aurait jeté une pierre dans les vitraux d’une église. Il s’était alors interposé, jusqu'à se faire embarquer au poste avec le môme. C’est seulement là que chacun prendra conscience de la surdité de ce gamin nommé Raymond Andrew, que même sa famille n’avait pas remarquée. Wilson le prend sous son aile, le fait dessiner et finit par comprendre que le handicap a été provoqué par la vision glaciale de sa nourrice assassinant deux autres enfants qu’elle gardait. Il entame alors un dialogue d’une autre nature que la parole avec son protégé. «Il regardait les choses autrement que moi» dit-il récemment de lui, poursuivant : «On cantonne trop souvent le jeu d’acteur à son usage de la parole. Si l’on s’inspire de l’opéra de Pékin, du théâtre Nô, de ce qui se passe en Inde ou à Java, on découvre qu’il y a deux-cinq cinquante manières de bouger les yeux !». Restent donc dans Le Regard du sourd des images, beaucoup, et une bande-son singulière à base, entre autres, de bruits d'animaux microscopiques, qui imprime le tympan.

Waco

La première naissance de celui qui est encore Robert Wilson a lieu en octobre 1941 à Waco, d’une mère discrète et un père autoritaire et strict, avocat et maire de la ville. Bègue, il est un enfant à part qui suit des études de commerce et d’administration pour faire plaisir à son paternel. Au bout de six mois, il bifurque vers une formation en architecture, dont on voit les traces dans ses mises en scène, graphiques et millimétrées. Grâce à des ateliers de danse animés par les excentriques sœurs Hoffmann, il soigne sa difficulté de langage en abaissant le rythme de ses mouvements corporels. Là encore, cet apprentissage de la lenteur deviendra une des composantes récurrentes de ses œuvres. Autre rencontre déterminante dans sa jeunesse : le metteur en scène et théoricien du théâtre Paul Backer et son épouse Kitty, qui lui font découvrir l'univers de la scène, dans cette ville du Texas profond dépourvue d'équipements culturels - Lincoln étant mort dans un théâtre, c’est pêché que d’y retourner. Au gré de workshops avec des non-professionnels, Bob Wilson commence alors à bricoler des spectacles, qu’il va développer dans les sixties libertaires en rejoignant New York, qu’il découvre à vingt-deux ans et où il côtoie Wahrol et l’équipe de la Factory.

Einstein on the Beach

En 1976, alors que la France est – et aujourd’hui encore – le pays qui accueille le plus chaleureusement son travail, c’est à Avignon qu’il lui est donné de créer sa pièce phare, reprise l'an passé au Festival d’automne à Paris, dont il était l’invité d’honneur : Einstein on the Beach. C’est une double rencontre qui préside à cet opéra de quatre heures trente, sans entracte, mais où les gens peuvent quitter et retrouver leur siège à leur gré. Tout d’abord avec Philip Glass. Le compositeur assiste en 1973 à une représentation de The Life and Time of Joseph Stalin, pièce sans parole de douze heures, et voit dans la matière wilsonnienne de quoi développer son art de la musique répétitive. L’autre figure majeure de cette création est l’apprenti-comédien Christopher Knowles, un adolescent considéré comme autiste, que Wilson découvre via un enregistrement sonore où il répète inlassablement «Emily likes the TV, because she watches the TV, because she likes it». Avec ce bonhomme de quatorze ans, interné par des parents incapables de s'en occuper, Wilson travaillera sur Letter for Queen Victoria et surtout Einstein on the Beach, auquel prend également part la danseuse et chorégraphe Lucinda Childs. Ensemble, ils signent un spectacle mécanique, «mathématique» même, hypnotique et entêtant (et visible en intégralité sur le site Culturebox jusqu’au 7 juillet) qui contribuera à faire de Knowles un artiste reconnu pour ses inventions plastiques. Signe de son attachement au démiurge Wilson, il fait toujours partie du centre de formation et de création fondé par celui-ci voilà vingt-deux ans, le Watermill à Long Island.

Méthode et codes

Avec Einstein on the Beach, Wilson et Glass réinventent l’opéra, où tout allait trop vite à leur goût. Le metteur en scène dit vouloir regarder le spectacle comme on observe la vie assis sur un banc, sans en brusquer le déroulement, avec des récurrences de mouvements qui ne sont donc pas sans rappeler les handicaps de diction dont il souffrait enfant. De gestes réitérés qui s'apparent aussi à une représentation du travail la chaîne, allégorie de l’aliénation des individus par le monde moderne... Inutile toutefois de compter sur Bob Wilson pour délivrer un message : lui souhaite seulement que chaque spectateur reparte avec des questions. Il fuit d’ailleurs toute psychologisation, ne donnant que peu d’indications à ses comédiens, tant l’écrin qu’il leur fabrique vaut direction d’acteur : «Je préfère qu’ils pensent avec leur corps. Alors je ne donne que des indications formelles : "plus vite, plus lentement, plus à l’intérieur, plus à l’extérieur". L’essentiel reste de s’amuser. En anglais une pièce de théâtre se dit "a play"».

Son travail commence toujours par une page blanche. Il crée ensuite la lumière, estimant quer sans elle il n’est point d’espace. Tout s’opère en silence et dans l’immobilité, jusqu’à ce que des mouvements se dessinent presque d'eux-mêmes. Puis viennent le son, le texte, la musique. Wilson accorde une telle importance à l’image que ses personnages sont très souvent grimés de blanc, pour encore mieux se découper dans l’espace - à l'instar de Joël Pommerat, l'un de ses héritiers les plus doués. Les accessoires, peu nombreux, sont choisis avec minutie voire fabriqués par ses soins, à l'image des nombreuses chaises qui peuplent son univers. Dans tous les cas, les objets sont source de contrastes supplémentaires : «si vous posez un chandelier baroque sur une table baroque, les deux disparaissent. On ne voit ni l’un ni l’autre. Si vous posez un chandelier sur un rocher, vous commencez à voir ce que c’est», explique-t-il pragmatiquement.

A force d’esthétisme, Bob Wilson n'évite cependant pas toujours l'écueil de l’ennui et de l'aseptisation émotionnelle, comme dans Quartett avec Isabelle Huppert. Reste que ce ne sont pas les spectacles reconnaissables entre mille qui manquent à son répertoire (qui en compte une quarantaine), tels les puissants Lulu (avec Lou Reed), Les Fables de La Fontaine, The Life and Death of Marina Abramovitch (avec le divin Anthony Hegarty) ou Peter Pan (avec les folkeuses esquintées de CocoRosie). Ni les expériences troublantes, à l'image de cette adaptation du Hamlet-Machine de Heiner Müller, la meilleure selon cet ami qui lui a ouvert les portes du Berliner Ensemble dans les années 80, ou de ce film figurant une Lady Gaga (qu’il adore) stoïque, copie conforme de la Mademoiselle Rivière d'Ingres. C’était au Louvre cet automne, dans le cadre de l'exposition Living Rooms, son propre cabinet de curiosités, énième coup de génie d'un artiste total qui, aujourd'hui âgé de soixante-douze ans, continue à préserver, rendre palpable et interroger ses sensations d’enfance. «Quand l’enfant nait, il rêve déjà. Ses yeux fermés bougent rapidement. Mais à quoi rêve-t-il ?» se demande inlassablement Robert Wilson qui, après Zinnias à Fourvière, présentera au TNP Les Nègres en janvier 2015.

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