María Pagès : "Carmen est toutes les femmes"

Yo, Carmen

Théâtres romains de Fourvière

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

À 51 ans, María Pagès ose enfin se confronter au mythe de Carmen. Mieux : avec "Yo, Carmen", présenté cette semaine aux Nuits de Fourvière, la Sévillane, au fait de son art du flamenco, parvient à insuffler une profondeur inédite à l’héroïne de Mérimée. Nous l’avons rencontrée à Jerez de la Frontera, au cœur de son Andalousie natale. Nadja Pobel

Votre spectacle s’intitule Yo, Carmen ("Moi, Carmen"). Quelle est votre Carmen ?
María Pagès :
C’est toutes les femmes. Je crois que le mythe de Carmen s’est construit pour de mauvaises raisons. Mérimée a mis en Carmen ses désirs d’homme pour exprimer ses passions. Mais Carmen est le nom le plus commun en Espagne ! Dans ma classe à l’école, il y en avait six ! Carmen c’est donc ma tante, ma cousine, la femme en général, ce n’est pas cette invention masculine. Elle peut bien sûr être sensuelle, mais c’est aussi la femme qui souffre. La situation de la femme a avancé mais pas beaucoup. Il faut toujours démontrer qu’une femme peut être forte, capable… Carmen était une femme sans voix, c’est l’homme qui parlait pour elle et si elle parlait on la tuait.

Votre Carmen se plie d'ailleurs à des tâches ménagères…
Oui, c’est important de montrer que c’est encore la femme qui s’occupe de la base de la société. On dit d’ailleurs "la langue maternelle". Pourquoi ? Parce que c’est la femme qui transmet la communication. Il faut mettre en valeur cela.

Carmen, selon vous, n’est pas qu’espagnole, mais aussi française, russe, américaine…
Oui, elle est le symbole de la parole. Pendant deux ans, j’ai été en tournée et j’ai eu l’opportunité de connaître les femmes d’ailleurs. J’ai parlé avec une geisha de 90 ans. Elle est vieille, mais a une fraîcheur admirable. J’ai parlé avec une femme nigérianne qui a quitté son pays car elle était persécutée. J’ai parlé aux gagnantes et aux perdantes de la vie, une actrice russe qui a vécu sous la période communiste… Et toutes les femmes du monde ont les mêmes désirs, les mêmes peurs, les mêmes blessures.

Vous nous parlez de ce qui vous a nourri. Vous n’auriez pas pu monter ce spectacle il y a vingt ans ?
Non. Comme toutes les personnes, j’ai vécu une transformation. J’ai vécu la mienne comme femme, artiste, directrice d’une compagnie, etc. Avant je n’étais pas prête pour convaincre de tout ce que je veux dire maintenant. Je suis sûre qu’on peut arriver à améliorer la situation des femmes quand on a un dialogue d’égal à égal avec les hommes. Ça commence dans les maisons, dans la vie privée.

Cette égalité existe-t-elle dans le milieu de la danse ?
Dans la profession, je ne connais pas cette inégalité, même si les hommes sont mieux payés que les femmes et que je ne comprends pas pourquoi. C’est vrai aussi que comme la majorité du public de la culture est féminin, un homme star peut être mieux considéré qu’une femme star. Par exemple, au Japon, 90% du public est féminin, c’est complètement fou.

Carmen c’est ma tante, ma cousine, la femme en général, ce n’est pas cette invention masculine. Elle peut bien sûr être sensuelle, mais c’est aussi la femme qui souffre. La situation de la femme a avancé mais pas beaucoup. Il faut toujours démontrer qu’une femme peut être forte, capable…

Vos costumes sont pourpres, alors que le flamenco est associé au rouge et au noir. Pourquoi avoir choisi ces couleurs ?
Le rouge est seulement présent au moment où le mythe prend place. Nos costumes sont comme la peau. Et je me suis demandée de quelle couleur pouvait être l’âme, à ne pas confondre avec la passion. Au Japon, j’ai appris que la passion intérieure, qui n’est pas la passion sexuelle, est violette. Par ailleurs, l’éventail n’est pas un folklore, c’est un instrument que j’adore et dont je me sers depuis toujours à Séville parce qu’il fait chaud. Chaque fois que je l’ouvre, c’est une façon de m'ouvrir moi-même. C’est pour ça que je l’ouvre sur du pourpre, sur moi.

Vous dansez un flamenco de plus en plus moderne. Y a-t-il encore des gens en Espagne qui le considèrent comme trop moderne ?
Bien sûr. C’est normal, car le flamenco c’est la cohabitation entre la tradition et l’évolution. Il faut respecter les deux. On a besoin de la tradition, c’est notre source. En même temps, l’évolution est nécessaire car sinon on meurt. On a besoin des deux.

En dehors du flamenco, quelles sont les chorégraphes contemporains que vous admirez ?
Je travaille avec Sidi Larbi Cherkaoui. C’est un ami. Mais je me souviens que la première danseuse contemporaine que j’ai vue de ma vie est Carolyn Carlson. Et je me suis dit : «Qu’est-ce que c’est que ca ?». J’arrivais à Madrid car il n’y avait pas de danse contemporaine à Séville. Ou si elle existait nous ne la voyions pas car il y a 40 ans, le flamenco prenait toute la place. Quand j’ai vu Pina Bausch, j’ai pleuré, c’était la délicatesse et la force en même temps. J‘aime beaucoup la danse contemporaine, car d’une certaine manière elle est plus proche du flamenco que la danse classique qui est pour nous complètement contraire à notre art. Quand on danse le flamenco, ça doit se faire de la meilleure manière pour soi. Le classique c’est le contraire : la technique commande, on ne peut pas s’exprimer sans technique en classique. Alors que j’ai vu des danseuses de flamenco merveilleuses sans technique. Je crois que la mentalité du contemporain est plus flexible.

Le vent en pourpre

Un jeu d’éventails blancs semble remuer par prestidigitation. Ils entament une danse : la première de cette nouvelle création de María Pagès. Puis arrive un éventail rouge. Carmen est là. Mais la muse de Mérimée perdra vite de cet éclat trop symbolique. Incroyablement soudée avec ses danseuses, la chorégraphe offre une puissante ode aux femmes. Des femmes qui ne sont pas qu’objets de désir, mais aussi travailleuses, exécutant avec art des mouvements de lavage de vitre. Dans une mue permanente, celle qui a su renouveler le flamenco depuis trente ans joue de la superposition des vêtements, approchant au fil du spectacle de sa véritable identité : une femme d’aujourd’hui, multiple – María Pagès a aussi voulu internationaliser sa Carmen via les textes de femmes écrivains, telle Marguerite Yourcenar et ses Mémoires d’Hadrien pour la France – et qui, bien sûr, n’exclut pas la gent masculine, représentée ici par trois danseurs et des musiciens épatants.

Yo, Carmen
Aux Nuits de Fourvière mardi 9 et mercredi 10 juin

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