Sens interdits à quai

Théâtre / La 6e édition du festival Sens interdits aura fait la part belle à la capacité de jeunes artistes belges à gratter et bousculer autant leur art que leur temps quand les Russes ne cessent de tenter de prendre la mesure de la répression soviétique à l'aune de l'ère poutinienne. Retour sur dix jours bringuebalés dans la tourmente du monde et de tentatives d'en faire théâtre.

Sens Interdits s'est joué dans treize théâtres mais aussi sous le chapiteau, où spectateurs et artistes se rencontraient, notamment lors de table rondes. À la veille de la clôture, Tatiana Frolova, qui avait ouvert le festival dix jours plus tôt, le disait : « rien n'a changé ».

La metteuse en scène évoquait l'époque des années 30 où Mandelstam, poète dissident arrêté et déporté, n'aura été soutenu que de façon verbale et pas concrètement par son ami Pasternak (son épouse refusait d'héberger ce dissident). Quand Mandelstam lui lit un poème virulent contre le régime, celui-lui lui rétorque « qu'il n'a rien entendu » afin de ne pas être complice, ainsi que le relate la pièce montée par Roman Viktyuk et présentée également dans le festival.

« Quand je joue Je n'ai pas encore commencé à vivre à Vladivostok, les journalistes sortent en disant qu'ils n'ont rien entendu » confiait-elle. Ma petite Antarctique n'a pas la force dramaturgique de ce précédent spectacle. Il est trop fragmentaire, ne mêle pas avec la même dextérité la grande Histoire à celles, plus petites et intimes, que Frolova raconte depuis des décennies déjà. Pour autant Ma Petite Antarctique est un spectacle important, droit, clair, dans lequel elle réaffirme haut et fort la confiscation du peuple et de ses libertés par le pouvoir : « si on ne faisait pas nos spectacles, on serait déjà morts de haine » disait-elle encore sous le chapiteau. Poutine apparaît ainsi absolument ridicule en ouverture de pièce lors d'un congrès sur le théâtre en Russie. C'est cela qu'elle martèle : rendre ces soi-disant grands hommes de la nation minuscules et « cesser d'en faire des diables ou des dieux » comme elle le précise encore au contraire de Viktyuk. La pièce Mandelstam est cependant un OVNI de théâtre. Statique, rigoriste, déclamatoire et monocorde, ce travail a le mérite de plonger le spectateur dans une autre culture, d'autres codes et une fraction de seconde. Cet aller simple pour la Russie n'est pas la moindre des qualités de ce festival qui précédemment l'a expérimenté avec le Cambodge : quand les enfants Khmers s'emparaient avec brio sur scène de L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge. C'était aussi la leur.

Tout près de ce pays gigantesque qui s'est découvert encore la semaine dernière des territoires insulaires (!), les Polonais de Henrietta Lacks ont interrogé, avec une précision de métronome et un certain sens de l'esthétique, la façon dont les progrès de la médecine (reproduction de cellules humaines immortelles) se heurtent à l'éthique et à l'intégrité du corps de chacun. Voir la brebis Dolly incarnée par une actrice constituait un moment de surréalisme bienvenu dans cette création d'Anna Smolar.

Homme-machine

Des formes très diverses ont émaillé ce festival qui, fort heureusement, étant donné l’âpreté de son ambition de mettre en lumière les résistances des mondes mis à mal par toutes sortes de barbarie (que ce soit le travail, les régimes totalitaires ou la banale et insupportable pauvreté), contient aussi des spectacles tel que Burning dans lequel le circassien Julien Fournier, formé au CNAC, se joue de cartons sur un plan inclinable. Seul, avec ces quelques accessoires, il devient une machine à emballer, ranger, exporter des marchandises qui ne disent pas leur nom. La firme du milliardaire Jeff Bezos est en filigrane de cette proposition dont le rythme ne cesse de s’accélérer mais c'est bien, plus globalement, la mécanisation et la décérébration de l'humain qui sont à l’œuvre. Cela n'a certes pas été inventé par les néo-libéraux mais ils ne cessent encore de capitaliser dessus comme le montre aussi violement et puissamment Ken Loach dans Sorry we missed you. Une avalanche de chiffres sur le mal-être au travail en témoigne. Les dix dernières minutes mielleuses mettent en revanche à mal la rudesse et la rigueur de ce qui a été montré auparavant – et le tant entendu No surprises de Radiohead brise l'élan ardent de ce spectacle.

La radicalité à l'endroit du travail s'est retrouvée dans le solo porté par un grand comédien : dans Tijuana, ville mexicaine à la frontière des États-Unis, Gabino Rodriguez, a fait l'expérience de vivre avec une poignée de dollars par jour et témoigne ainsi, en vidéo partiellement de ce que c'est que de survivre. Très intelligemment, ce spectacle a composé dans le festival un diptyque avec Le Quai de Ouistreham où Magali Bonat interprète une autre figure qui avait changé d'identité pour être embarquée dans la réalité du travail précaire : la grande reporter Florence Aubenas avait occupé l'emploi de "technicienne de surface" avec des temps partiels, horaires extensibles et déshumanisation chronique.

Entrecroiser les hommes et leurs combats est aussi le sens premier ce que fait le mexicain Jorge A. Vargas dans Baños Roma, cette salle d’entraînement du champion du monde de boxe José Angel Napoles. Là encore ce sont des bribes de vie qui, de façon souterraine, finissent par tisser le récit non pas d'un homme mais de la violence auquel un pays est en proie et de la difficulté à exister.

Théâtre ouvert

Et, côté belge, l'éclat n'est pas venu de Gand via son directeur Milo Rau qui, pour la première fois, déçoit, en décalquant ses préceptes forts et pertinents (donner la genèse du projet, faire dialoguer professionnels et amateurs...) sur un sujet rendu trop statique et simpliste. Ainsi, dans Oreste à Mossoul, il a été question de faire jouer le texte d'Eschyle sur la fin du cycle de la vengeance à des Irakiens qui n'ont pas pu quitter le pays. Présents en vidéo, relayés par des Européens sur le plateau, ils n'ont jamais parus aussi lointains, presque parqués dans une enceinte de ville-martyrs que le metteur en scène suisse ne parvient pas à unifier avec son propos théâtral : l'émergence de la justice. C'est étrange qu'il se soit ainsi pris dans les mailles de son propre projet quand, avec des faits divers tragiques (l'affaire Dutroux dans Five easy pieces ou un meurtre homophobe dans La Reprise), il avait si bien su se tenir à distance du mélo sordide pour détricoter le leurre qu'est la représentation théâtrale. Ici ne subsiste que son support qu'il ne transforme pas.

Pour s’émerveiller un peu, il a fallu aller chercher la fausse candeur des Belges de J'abandonne une partie de moi que j'adapte et Des caravelles et des batailles, deux spectacles, partiellement portés des artistes communs, très jeunes équipes, formés à l'ESACT de Liège pour certains. J’abandonne… reprend les questionnements sur le bonheur que Jean Rouch et Edgar Morin mettaient au centre de leur documentaire Chronique d'un été en 1960 qui sont confrontés à l'ici et maintenant à travers les discours plus entrepreneuriaux que politiques de nos élus qui mettent à poil – aux sens propre et figuré – les individus. La légèreté recouvre cette création menée au cordeau. Même exigence absolue dans Des caravelles qui ne peut faire cette économie-là tant le spectacle d'Eléna Doratiotto et Benoit Piret se passe sur un fil avec des phrases en suspend, des mouvements amorcés... Où est-on ? Qu'y fait-on ? Cette création ne procède que par esquisses et, ce faisant, possiblement, les artistes dessinent un cercle imaginaire dont la circonférence s'agrandit et la profondeur se fait jour : celui de notre humanité. Pour eux un totem de planches dit l’étrangeté d’un coin reculé, un prix Nobel doit encore achever l'œuvre pour laquelle il reçoit un prix (un caillou), des peintures murales sont décrites avec précision alors que ne sont visibles que des pendrillons sombres. C'est sur un imaginaire débordant, une confiance en l'intelligence du spectateur que s'est achevée cette première décennie de festival.

BAÑOS ROMA (TEASER) from Teatro Linea de Sombra on Vimeo.

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