Éric Vuillard, Goncourt de circonstance

Littérature / Goncourt 2017 surprise mais fort à propos pour L'Ordre du jour, récit de deux moments pivots de la prise de pouvoir nazi à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le romancier Éric Vuillard travaille par le récit une littérature émancipatrice qui tend un miroir à notre époque troublée en grattant les replis de l'Histoire. Une démarche singulière qui laisse aussi paraître derrière l'œuvre un écrivain à la soif inextinguible de liberté et d'affranchissement des contraintes en tout genre.

En amont de l'attribution du Prix Goncourt, on diffuse parfois quelque reportage sur la manière dont le plus prestigieux prix littéraire français peut changer la vie d'un auteur, en bien (explosion des ventes, multiplication des traductions, gros quart d'heure de célébrité) comme en mal (dépression, syndrome d'imposture, vie de page blanche). On ne voudrait pas parier notre tête au diable – ça ne se fait pas – mais on est à peu près sûrs que le Goncourt n'aura guère d'effet à long terme sur son lauréat 2017, Éric Vuillard, récompensé pour le sublime et édifiant L'Ordre du jour. Pas plus sur l'homme que sur l'écrivain. Sans doute parce qu'il l'attendait aussi peu qu'il ne le méritait depuis longtemps – il paraît qu'on n'attribue pas le Goncourt à un récit ont objecté certains ; et puis quoi encore ?

Pour l'heure, une fois la tempête médiatique passée (télés en cascade et radios en série, le temps de quelques jours), Éric Vuillard est heureux – sans plus, oserait-on – et pris par une pointe d'« effervescence » qui perturbe son travail a minima, « comme lorsqu'on déménage et qu'on a un peu la tête ailleurs ». Il en faudra donc plus pour perturber davantage un auteur qui ne risque pas d'abandonner à son nouveau statut (en est-ce vraiment un ?) une once de cette liberté, carburant de ses livres et moteur d'une vie toute entière dédiée à la littérature. Une notion qui revient régulièrement au fil de l'entretien qu'il nous a accordé, comme si la liberté était une nature.

Rimbaud, Villon, Hugo...

De son enfance lyonnaise, à deux pas de l'Hôtel-Dieu, Éric Vuillard, fils de médecin, né en 1968, ne semble retenir que cet élan : celui de copains passant leur temps à courir les entrées d'immeubles et les traboules d'avant les digicodes, quand on pouvait aller et venir partout à sa guise. « La société était hiérarchisée mais on descendait dans la cour jouer sans distinction de classe. Il y avait un rapport collectif et libre avec les autres enfants. Après, la fermeture des entrées d'immeubles a tout changé dans le rapport des enfants à la ville. » Cela, le jeune Éric n'a pas le temps de le voir et de s'y trouver enfermé.

Il quitte en effet Lyon à 15 ans, lorsque son père, arrêtant de travailler, se met en tête de rénover un village dans la Drôme. Cette perspective donne des envies d'ailleurs à l'adolescent, qui correspondent aussi à ses premiers enthousiasmes littéraires. Plus jeune, il piochait un peu au hasard dans la bibliothèque de ses parents, regardant d'un drôle d'œil la littérature de son âge – « les collections pour enfants, comme la Bibliothèque verte, ne m'intéressaient pas. J'avais l'impression qu'on se fichait un peu de nous ». Là, à 15 ans, tout de suite c'est autre chose : Rimbaud, Villon, Hugo dont la totémisation paradoxale par l'éducation nationale le fascine. « Villon et Rimbaud étaient pour moi des figures contradictoires avec l'enseignement : Rimbaud inventait des mots et se comportait comme un voyou ; Villon avait tué un type, il avait été arrêté plusieurs fois, et il était parti sur les routes. »

Sur la route

Ce n'est pas ce qui lui fait aimer le lycée pour autant : Éric Vuillard s'y sent enfermé, ne supporte ni autorité, ni contrôles. Alors dans un élan peut-être rimbaldien, il déserte et court les routes. Se laisse porter par le vent et les chauffeurs occasionnels à la découverte de la France, de l'Espagne, de l'Italie, du Portugal. Et du fait qu'avoir les « poches crevées » comme l'écrivait Rimbaud est moins poétique qu'il n'y paraît. Mais taillerait-on autrement la route que dans la précarité qui dépolit le romantisme de l'errance ? « Quand on est adolescent sur les routes, on se sent aussi seul, il y a des moments pas marrants, avec des difficultés pour bouffer, pour loger. Ce n'est pas une aventure désirable », concède l'ex-routard devenu adulte, avant de reconnaître qu'il n'en a pas moins éprouvé très souvent « un fort sentiment de liberté ».

Comme lorsque, bac en poche malgré tout, il se met à fréquenter avec voracité les bancs de l'université (« parce que la fac était un espace de liberté »), se bardant d'un nombre invraisemblable de diplômes dont il n'a pas l'intention de faire quoi que ce soit. Pas question de se donner comme ça à la société. « J'écrivais déjà et j'ai toujours eu le sentiment qu'il me serait difficile de donner mon temps à autre chose. Je préférais vivre avec peu d'argent que d'opérer une transaction : devenir enseignant, faire un certain nombre d'efforts pendant quelques années pour avoir du temps ensuite. Je ne pouvais pas différer. » Comprendre : différer l'écriture, occupation permanente venue par la poésie « parce qu'adolescent en voyage, pour écrire il suffit d'une feuille et d'un crayon » et qui prend toute la place jusqu'à la trentaine, lorsque l'auteur se sédentarise, montrant par là que les conditions de production de l'écrivain – comme posséder un bureau – ne sont pas dénuées de conséquences sur la forme de son art. Pas plus que le contexte général.

L'histoire avec un grand H

« Après 2008, l'horizon politique a changé, explique l'auteur ; l'Histoire semblait repartir, et la narration, c'est-à-dire une forme d'exposition, de clarté, devenait quelque chose de nécessaire. » Comme s'il s'agissait de libérer la parole générale, de la laisser jaillir d'un volcan trop longtemps éteint par les circonstances. Mais cette urgence au présent, Éric Vuillard va choisir de la contourner habilement, de la conjuguer au passé pour mieux la confronter, au travers de récits sur la Première Guerre mondiale (La Bataille d'Occident), le partage de l'Afrique par les puissances coloniales (Congo), la naissance de la légende de la conquête de l'Ouest (Tristesse de la terre), la Révolution française (14 juillet) ou les prémices de la Seconde Guerre mondiale (L'Ordre du jour).

Une manière de tendre un miroir à notre époque qu'Éric Vuillard théorise ainsi : « Une forme littéraire s'invente toujours à partir d'un contenu. Bien que les perspectives se soient un peu réouvertes depuis 2008, il existe une pensée hégémonique très puissante. Dans ces conditions, il est très difficile d'écrire sur le présent, puisque les divisions y sont dissimulées, proscrites. Le passé est ainsi une sorte de recours ; c'est comme un billard à plusieurs bandes, il autorise un regard oblique. Et puis l'Histoire donne une sorte de solennité presque naturelle aux événements, elle permet d'avoir un ton à la fois ample, lyrique et par moment glacé. »

Langue, pensée, récit

De là, Éric Vuillard brille par un sens de l'ironie, du récit et de la poésie qui vient se nicher dans les interstices du désastre pour lézarder les certitudes historiques, déboulonner les statues des puissants et dégonfler leurs airs importants, inventant de livre en livre un genre qui ne serait que le sien. « Ce n'est qu'après deux livres, La Bataille d'Occident et Congo, que j'ai eu le sentiment que j'atteignais à une forme dont j'avais rêvé : moderne, sans intrigue linéaire, sans personnage principal... Cela est venu en écrivant. »

Cette approche, l'auteur, toujours mu par cet instant où un détail vibrant viendra, dans ses recherches, déclencher un livre, la mène pourtant dans le sens d'une littérature qu'il souhaite le plus possible à l'équilibre de la langue, de la pensée et du récit et toujours porteuse d'émancipation, d'une aspiration à l'égalité et à la liberté, seuls moteurs selon lui de la littérature depuis Rousseau.

Or, c'est aussi cette liberté toujours – sa liberté d'écrivain – qu'Éric Vuillard va chercher dans le creuset de l'Histoire, encore. « On ne peut pas parler de liberté, d'égalité hors de l'Histoire. Seule leur inscription dans l'événement, dans l'expérience humaine leur donne un contenu réel. La liberté en soi n'existe pas, elle n'existe qu'incarnée dans des expériences qui en reconfigurent sans cesse la définition. Mon intérêt pour l'Histoire vient de là. » D'un goût certain pour la liberté, donc, qui, pour Éric Vuillard, risque lui aussi, avec ce Goncourt, de s'inscrire dans l'Histoire. Mais de la littérature, cette fois.

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