Fabrice Midal : « Être humain, c'est assumer une certaine forme de fragilité »

Grand entretien / Fabrice Midal est un spécialiste des violences du quotidien (burn out, manipulations, addictions numériques) mais également un des principaux professeurs de méditation que compte l’Hexagone. Il est également l’auteur de nombreux ouvrages et fondateur de l’École occidentale de méditation. Il nous apporte un regard différent et posé sur la situation que nous traversons. Rencontre avec ce philosophe qui adore presque autant la couleur jaune que les peintures de Morris Louis*.

Comment faire l’expérience de ce que nous vivons actuellement ?

J’aurais deux recommandations à formuler. La première, c’est déjà de prendre le temps d’entrer en rapport avec ce que l’on vit. La seconde, c’est de sortir une bonne fois pour toute de la pensée positive et de l’injonction à être zen. Concernant ce premier point, il est primordial d’aller dans la profondeur de notre expérience, dans sa singularité la plus grande. Que nous disent l’art, la poésie ou la littérature ? Que l’expérience humaine ne se réduit pas à des clichés. Le cliché obstrue l’entrée dans notre propre humanité. Aujourd’hui, nous sommes pris par la peur de ressentir et d’éprouver. Il faut absolument prendre le temps de s’arrêter. Paradoxalement, même si beaucoup de gens se trouvent désœuvrés dans le confinement, ce n’est pas la même chose de s’ennuyer que de prendre un temps précis pour explorer ce que l’on éprouve. Il existe de nombreuses manières de faire l’expérience de ce que l’on éprouve. Cela peut passer par la méditation au sens spécifique où je l’entends, mais cela peut être aussi de se mettre à écrire. Pas forcément un beau texte, mais surtout tenter de formuler quelque chose qui explique ce que l’on éprouve. Encore une fois, le principal est de sortir des clichés et de la peur car, au fond, ce sont les deux points qui nous paralysent. Il faut prendre du temps, ce qui peut aussi nécessiter de couper la tendance que l’on a à fuir la situation en regardant des séries TV dès que l’on a un moment de vide, ou de regarder des chaînes d’infos en continu nous annonçant le nombre de morts… Cela ne permet pas de penser la situation. À un moment donné, il faut sortir soit de la fuite, soit de la tétanie. On ressent souvent de la peur, du chagrin, de la colère, de l’inquiétude ou de l’effondrement, ce qui peut paraître négatif. On a l’impression qu’au fond, il vaut mieux être positif et ne pas sentir tout cela. Je crois que cela est catastrophique. Au contraire, il faut avoir le courage d’entrer dans le « péril ouvert ». C’est l’occasion de trouver une ouverture à la vie. C’est cela qui me semble le plus frappant aujourd’hui. Il faut apprendre à écouter ce que l’on sent. Dans l’art par exemple, il faut donner forme à ce que l’on sent. L’œuvre d’art est juste lorsqu’elle est suffisamment à l’écoute d’une expérience authentique. Il y a cette lettre d’Albert Camus à René Char du 26 octobre 1951, où il écrit ceci : « On parle de la douleur de vivre. Mais ce n’est pas vrai, c’est la douleur de ne pas vivre qu’il faut dire. Et comment vivre dans ce monde d’ombres ? » Je pense beaucoup à cette dernière phrase de Camus depuis quelques jours. Nous vivons bien dans un monde d’ombres, dans quelque chose qui entache la vie. Alors comment rester vivant dans cette situation ? C’est bien là la question principale.

On ne peut pas gérer son stress. Le terme de gestion s’adapte au compte en banque mais pas aux émotions.

Vous parlez de l’expérience de méditation. Comment peut-on pratiquer cela quand on n’en a jamais fait et que l’on ne sait pas trop ce que c’est ?

Déjà, il me paraît important de lever beaucoup d’idées reçues véhiculées par de nombreux médias, auteurs et industries à propos de la méditation. Ces derniers identifient la méditation avec le fait d’être zen, avec un outil de gestion du stress pour être plus performant jusqu’à ce que mort s’en suive. Au fond, on dit souvent cela : gérez votre stress, soyez calme, tout ira bien… Ce qui est profondément monstrueux par rapport à tout ce que j’ai dit avant. La méditation est devenue un outil de la barbarie qui voudrait aujourd’hui que tout soit positif. Mais on ne peut pas gérer son stress. Le terme de gestion s’adapte au compte en banque mais pas aux émotions. Quand nous commençons à vouloir gérer notre peur, nous nous coupons de notre propre humanité. C’est actuellement cela l’idée majeure véhiculée à propos de la méditation. Je n’ai pas de mot assez fort pour dénoncer cette approche qui me semble dangereuse voire perverse. La méditation que j’ai découverte il y a 30 ans, et que je défends aujourd’hui, est une méditation pour simplement écouter ce que l’on vit, sans aucun jugement, en acceptant de développer de l’intelligence et de la tendresse pour tout ce que l’on vit. C’est donc une ouverture, une écoute de ce qui est. La méditation est très aidante. Au lieu de chercher à faire le vide dans sa tête, elle nous apprend à prendre le temps d’apprivoiser ce qui est et ce qu’on voudrait souvent rejeter, comme nos peurs, notre inquiétude, nos larmes… Cela mène vers un apaisement car on a écouté, on a respecté et on a rencontré. Aujourd’hui, nous sommes pris dans un vertige aveugle de la volonté, pensant que par ce biais on pourrait juguler notre angoisse et notre chagrin. C’est monstrueux ! La meilleure manière de rendre les gens malheureux, c’est de leur dire : soyez positifs, soyez zen.

Cette injonction est donc très néfaste…

Oui car vous empêchez les gens de faire l’épreuve de ce qu’ils vivent. Ils se sentent alors encore davantage coupables d’être tristes et d’avoir du chagrin. Ils n’y arrivent pas. Vous leur dites, soyez zen, mais personne n’est zen. C’est un mensonge honteux ! Jamais personne n’a réussi à être zen. Ou alors vous êtes inhumain. Si devant la souffrance qui existe en ce moment, devant nos aînés qui meurent dans les EPHAD sans que l’on puisse leur dire au revoir, vous ne ressentez rien, vous n’êtes pas un être humain. De la même manière, je suis extrêmement choqué d’entendre le discours expliquant que les soignants sont des héros. Ils ne sont pas des héros. C’est extrêmement agressif, violent. On se demande ce qui se cache derrière cela. Les héros n’ont pas besoin de masque, de gel. Les héros peuvent se sacrifier mais les soignants sont des personnes qui sont pris par une éthique, une responsabilité et qui veulent faire leur travail du mieux possible. En disant qu’ils sont des héros, on leur enlève la possibilité de craquer, d’être bouleversés. J’entends également dans ce discours une manière de se dédouaner de la responsabilité morale, sociale et économique que nous avons envers les soignants. Quand on applaudit à 20h, c’est parce que l’on est bouleversé par l’exemple d’humanité qu’ils manifestent, non pas parce que ce seraient des héros indépendants de l’humanité. Être humain, c’est assumer une certaine forme de fragilité, accepter nos imperfections.

Il faut apprivoiser la solitude en apprenant à habiter le silence.

La vie a ralenti avec le confinement. Est-ce que le fait d’être dans un environnement avec des limites imposées, n’est-ce pas aussi un moyen d’aller vers l’essentiel et une vie paradoxalement plus riche ?

J’ai par exemple souvent effectué des retraites de méditation où je pars seul, pratiquer toute la journée. Mais ce n’est quand même pas la même chose que de le faire dans un temps où il y a tant de souffrance. Les soignants sont dans une détresse énorme, confrontés à de graves problèmes éthiques. Pour certaines personnes, la situation économique est effroyable… Cela est très prégnant. Mais ce que l’on peut répondre à votre question, c’est que nous avons, dans cette situation, à faire la paix avec la solitude. Nous sommes confrontés à l’expérience de la solitude, même lorsque nous sommes confinés en famille ou en couple. Dans notre culture, la solitude est vue comme négative, de manière très malheureuse. Elle est confondue avec l’isolement alors qu’elle constitue un espace où l’on trouve un rapport plus profond à soi, aux autres et au monde. C’est un thème central chez de nombreux penseurs. Il faut apprivoiser la solitude en apprenant à habiter le silence. Au début, cela parait effrayant mais, au fur et à mesure, on trouve un rapport plus profond, plus essentiel à la vie. Quand on est en couple ou avec des enfants, le confinement peut devenir très difficile. La solitude peut être très aidante. Un moment, même très court, où l’on peut se ressourcer pour ensuite être plus ouvert à l’autre. On découvre alors à quel point nous sommes d’autant plus ouverts à l’autre lorsque nous habitons notre solitude. Alors, nous assumons nos problèmes seul au lieu de demander à autrui de les régler.

Fabrice Midal propose tous les jours depuis le début du confinement un enseignement de méditation sur sa page Facebook et sa page YouTube.
Retrouvez également son dernier ouvrage, 3 minutes de philosophie pour redevenir humain (Flammarion), en version numérique mais également sur les plateformes de livres audio


* Fabrice Midal nous a expliqué qu'il adorerait pouvoir découvrir un jour les deux oeuvres de Morris Louis que le Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne possède dans ses collections.

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