E=Max Black!

Heiner Goebbels n’a plus à faire sa réputation. Compositeur de formation, et quelle formation (a travaillé avec l’Ensemble Modern, le Berliner Ensemble, à la Haute École de Musique de Karlsruhe, …) il provoque un théâtre toujours symphonique, un véritable drame des perceptions.

Max Black a été créé en 1998. Un comédien suffit à transporter le spectacle à travers les années. Cette figure fidèle c’est André Wilms, le grand. Il accompagne Goebbels depuis trois créations et ce soir à Oullins ils sont particulièrement fusionnels. Wilms se fait vieux, peine parfois à prononcer certaines voyelles, de celles qu’avant il entonnait avec tant de ferveur, mais il n’a rien perdu de sa présence physique. Pour parler modestement d’une œuvre qui n’a plus à se justifier, d’une maîtrise de la mise en scène indéniable, il suffira de rappeler simplement que le théâtre de Goebbels existe encore, et comment.

« Les meilleures de nos pensées proviennent d’une sorte d’ivresse fiévreuse ; la fièvre du café », ainsi sont les premiers mots, les premiers ingrédients, de l’expérience théâtrale qui s’étendra une heure durant sur le plateau. Le café, ce substrat de notre quotidien, se verra disséquer et prendre une toute autre allure, celle d’une réflexion. Les textes de Paul Valéry, de Lichtenberg, de Wittgenstein, et de Max Black sont autant de notes de musiques sur la partition théâtrale de Goebbels. Ces notes donnent le ton, la saveur, et emporte les objets, dont une simple cafetière italienne, dans une danse tournoyante de leurs définitions. Le scientifique (André Wilms) qui étudie tout ce qui lui passe par la tête (ses pensées notamment) est le chercheur métaphysique de la nature même de ces choses.

Le dispositif théâtral est alors un laboratoire vivant qui distille chaque idée, dissèque les paradoxes et mesure l’immensurable raison d’être. L’ivresse qui plane sans cesse sur scène c’est la quête du progrès. Wilms incarne ces multiples chercheurs en quête de sens, la tête penchée sur leurs travaux. La raison de leurs labeurs ? Ils l'ont oublié depuis longtemps. Tout comme la responsabilité de leurs découvertes. Vêtues de blouses, manteaux et autres vestes opaques, ces ombres sont recroquevillées jusqu’au fond d’elles même.

"Grand travail"

A l’inverse de l’Homme, en chaque objet le « grand travail » est accompli. Leur structure renferme une sorte d’aboutissement. Alors comment un être imparfait peut-il tirer morale de choses parfaite ? C’est ce que cherche à démontrer le metteur en scène germanique.

Heiner Goebells a laissé choir quelque temps les grands instruments d’orchestre qui lui servaient d’acteur. Reste un gigantesque clavier ; la scène. D’abord quelques notes suffisent à entraîner le drame, deux gammes de touches sur un modeste clavier, un sampler, et puis un plateau entier au lointain devient une véritable machine à jouer. Ce piano à cocktails, presque digne del’écume des jours, jouera des gammes couleur moderne-jazz, une fois actionné par manivelle. Ailleurs ce sera des malles, des lampes de bureau et autres caisses de résonance qui suffiront à externaliser ce microcosme. Lorsque l’on rend les pensées visibles et audibles (en des objets hétéroclites bruyants) la structure théâtrale se met irrémédiablement en mouvement et ne stagne jamais, et avec elle l’imagination.

Pour Heiner « l’imagination c’est cet espace vide entre ce que l’on voit et ce que l’on entend ». Ce nouvel ingrédient presque incontrôlable flotte de manière régulière sur scène, comme lorsque Wilms prend le temps d’une cigarette, allongé par terre. Et puis bientôt le ballant des images se remet en marche, un aquarium renfermant un geai oscille doucement et l’on aimerait bien le délivrer, l’extraire des minces parois de verre.

CEM

L’intrigue reprend en même temps, la musique devient un peu plus mélodique et des lettres s’affichent en fond de scène. C’est une formule : « CEM », suivie d’une question et d’une réponse; (écrite à la main, sans doute pour ne pas être prononcée et répétée) « Que fais-tu de ta vie ? Je m’invente ».


Et comme le regard est complexe on se demande aussi pourquoi ces trois lettres C, E, M. Une explication, somme toute subjective, apparaîtrait en changeant l’ordre; E=MC². Pourquoi le théâtre de Goebells ne se voudrait-il pas aussi comme quelque chose de relatif ?

Comme désireux de se résumer en une seule formule, limitée que par ses propres limites, c’est-à-dire aucune. Et il y a aussi cet exposant ; cette puissance au carré. Comme Heinier et Wilms, ces deux figures pleines de sagesse qui n’ont plus à prouver leur talent, se complètent et se façonnent. L’un sans l’autre n’est plus rien dans cette folle création. Et puis la formule renferme d’emblée une puissance qu’elle-même semble ignorer. Il y a ce risque inhérent à toute découverte scientifique, la puissance potentielle d’une démonstration physique.

"Bel animal"

Le spectacle se termine par une petite explosion démarrée à la suite d’une cigarette oubliée sous la table, elle oblige le chercheur à se mettre à l’abri dessous. Cette petite explosion termine le drame matériel d’Heinier Goebbels, elle n’est pas dangereuse, pas cette fois. Espérons que le savant fou en restera là, qu’il ne découvrira pas un jour une découverte plus tonitruante, qu’il saura s’arrêter à temps. À force de trop interroger le monde, il peut cesser de répondre et gronder d’une colère insatiable, comme un terrible monstre que l’on réveille. Le «bel animal» aristotélicien semble ici montrer ses limites, il est l’allégorie d’une métamorphose potentielle du monde qui le constitue. Il pourrait mordre.

Quand sur les murs latéraux de notre espace de spectateur se projette l’ombre du comédien, quand il nous jette un regard complice pour que comme lui nous recherchions la vérité de ses expériences, quand il enferme l’oiseau empaillé dans sa prison de verre, par jeu de superposition d’ombre, on comprend qu’il faut voir au-delà et au-dessous des formes. Que le théâtre c'est l'art de creuser la réalité, celle qui se déroule devant nous, en direct. C’est une façon de toucher l’impalpable de notre monde olfactif et de prendre le temps de le questionner et de le regarder, « de le penser… et d’enfanter ». Il reste du Brecht et du Meyerhold dans Goebbels, rien n’est perdu, et par lui le théâtre moderne à enfin de l’allure. Aujourd’hui souvent critiqué pour son incohérence et sa gratuité, ou salué par un public parfumé, boiteux, voir pré-pubère, ce nouveau théâtre sans règle fonctionne quand on sait en doser ses ingrédients.

Alors quand on nous demande si c’était bien de voir Max Black d’Heiner Goebbels à Oullins, en banlieue lyonnaise, on cherche d’abord nos mots et on se rappelle une réplique du spectacle: «Parlons comme si c’était notre dernière phrase», alors on répond simplement «J’ai vécu».

Vu théâtre de la Renaissance le 21 mars, à Oullins.

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