Under the skin

Under the Skin
De Jonathan Glazer (Ang, 1h47) avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams...

Le corps extra-terrestre de Scarlett Johansson arpente l’Écosse à bord d’un 4X4 pour y lever des quidams et les faire disparaître dans une étrange matière noire : pour son troisième long métrage, Jonathan Glazer ouvre grand la porte d’un cinéma sensoriel, expérimental, énigmatique, sidérant et résolument contemporain. Christophe Chabert

Un œil s’ouvre sur l’écran, comme la conséquence d’un mystérieux alignement de cercles qui renvoient autant à des planètes en révolution qu’à des éclats lumineux, pendant que la bande-son bourdonne en boucles entêtantes et en stridences de cordes. Quelque chose s’incarne donc lors du prologue abstrait d’Under the skin et la séquence suivante, celle qui va vraiment ouvrir le récit et lui donner son élan, en est l’expression immédiate : sur fond blanc, une femme nue en déshabille une autre avant d’enfiler ses vêtements. La silhouette, découpée en ombre chinoise soulignant sa plastique parfaite, se fait personnage en trouvant son costume, mais ce corps au-delà du réel s’est imprimé dans la rétine du spectateur comme un effet d’optique, donnant un sens concret à l’expression "enveloppe charnelle".

Sous la peau, dans la peau

Ce corps, c’est celui de Scarlett Johansson et, dans Under the skin, il vient effectivement d’ailleurs. Le film, avare en explications (et en dialogues), ne dira jamais où est cet ailleurs, mais l’alien, épaulée par un mystérieux motard, semble être venue sur terre dans un but aussi précis qu’intrigant : attirer des hommes seuls pour les faire disparaître dans une matière noire liquide et visqueuse. Ils la suivent dans une pièce sans mur, ils se dénudent et sombrent dans cette sorte de vinyle fondu où, à leur tour, ils ne seront plus qu’un corps flasque et vide comme une combinaison de latex. Under the skin, dit le titre ; quelque chose "sous la peau", mais aussi, selon l’expression anglophone, avoir quelqu'un "dans la peau", double sens éclairant sur la démarche souterraine de Jonathan Glazer, qui explore ici dans une forme kubrickienne, psychédélique et expérimentale, la mécanique d’un désir aliénant, au sens où il conduit à une dépossession de soi ou à la destruction de l’autre.

Le film, aussi éthéré et planant soit-il, notamment grâce à la musique hypnotique de Mica Levi, garde tout de même deux solides points d’accroche avec la réalité : d’abord, ce 4X4 dans lequel l’alien embarque et avec lequel elle va lever ses futures victimes. Glazer s’offre alors un documentaire inattendu sur l’Écosse contemporaine, filmant tel Kiarostami dans Ten depuis l’habitacle du véhicule ou à travers les vitres de simples quidams qui entament des conversations manifestement improvisées avec la conductrice. Le choc est d’autant plus grand entre ces corps "vrais", presque loachiens, et cette créature d’un autre monde qu’est Johansson ; le film se contente alors de mettre en scène le fossé qui les sépare, abolissant celui existant entre la réalité et la fiction. Tour de force qui dit l’ambition d’Under the skin : être à la fois une expérience sensorielle fascinante tout en gardant un œil sur notre monde d’aujourd’hui, dans ce qu’il a de plus quotidien et de plus triste. La rencontre, bouleversante, entre l’alien et un homme au visage (réellement) déformé par la maladie, créera ainsi un rapprochement entre le surhumain et le trop humain, entre un corps d’usage et un corps encombrant, débouchant sur la naissance d’une conscience, faille fatale et promesse de la chute.

Surhumaine Scarlett

Le pari de Glazer n’aurait donc pas pu aboutir sans l’implication totale et sans calcul de Scarlett Johansson ; l’actrice se livre à l’expérience en utilisant son aura de sex-symbol tout en la piétinant avec courage. Sa beauté en fait un appât, une prédatrice sexuelle impitoyable qu’un bref instant de sentimentalité déboussole et remet à sa place de femme victime d’une domination masculine violente et cruelle. C’est la deuxième fois cette année que Johansson se retrouve à incarner le surhumain au cinéma, mais les cinéastes ont dû la couper en deux pour embrasser sa présence surnaturelle : voix artificielle et désirable dans Her de Spike Jonze, corps extra-terrestre et désiré ici. Dans les deux cas, Johansson tend un miroir impitoyable à l’espèce humaine, et notamment à la solitude dans laquelle il s’enfonce.

«Are you alone ?» demande-t-elle aux passants qu’elle rencontre dans Under the skin. Cette solitude, qui les transforme proies faciles, était aussi celle de Theodore Twonbly-Joaquin Phoenix dans Her. La volonté têtue de ne plus être seul dans un monde où la désolation gagne du terrain devient dans les deux films une porte ouverte sur le précipice. Chez Jonze, les intelligences artificielles choisissaient l’exil vers un espace virtuel débarrassé des contingences affectives ; chez Glazer, la perspective s’inverse, puisque c’est l’affect qui empêche l’alien de regagner cet espace d’où il a surgi. En cela, Under the skin, sous ses abords de film-trip, peuplé de visions sidérantes et soutenu par une invention graphique exceptionnelle, pose un regard lucide et réaliste sur notre condition humaine, désorientée et rendue à ses instincts primaires ; les aliens, dans cette œuvre hors norme et fulgurante, ce sont peut-être nous, après tout.

Under the skin
De Jonathan Glazer (Ang, 1h47) avec Scarlett Johansson…

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