Odyssées et oracles

Beau mois de décembre cinématographique, riche et varié, avec de vraies découvertes et un coup de cœur inattendu pour un film géorgien envoûtant et épuré, La Terre éphémère. Christophe Chabert

Lors du dernier festival de Cannes, Timbuktu (10 décembre) a fait sensation, remportant l’adhésion de la presse comme du public, mais échouant aux portes du palmarès. Sans verser dans cette admiration inconditionnelle, il faut reconnaître que le nouveau film du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako tombe à point nommé en ces temps de percée djihadiste, puisque c’est justement cela qu’il raconte : comment une poignée de fous d’Allah mettent sous leur coupe rangée un petit village, les soumettant à un respect strict de la charî’a et châtiant ceux qui ont le malheur de s’en écarter. Mais attention ! Sissako ne verse pas dans le dolorisme ou le pamphlet indigné ; il est beaucoup plus subtil et élégant que cela. En effet, c’est par un humour bienvenu qu’il accuse ces terroristes, les ramenant à leurs contradictions les plus absurdes. Ainsi, on verra l’un d’entre eux aller se cacher derrière une dune pour fumer une cigarette, évidemment interdite par la loi religieuse qu’il promulgue. Névrosés, obsédés, idiots : les islamistes de Timbuktu sont pourtant authentiquement dangereux, ce que la deuxième partie, moins réussie car nettement plus démonstrative, montrera notamment via une scène de lapidation assez terrible.

Noël sanglant

À Cannes encore, mais lors de la très percutante Quinzaine des réalisateurs, on avait pu découvrir le dernier film du Belge Fabrice Du Welz, Alleluia (31 décembre). Entre temps, est sorti sur les écrans Colt 45, son œuvre précédente, polar mutilé par un Thomas Langmann décidément à côté de la plaque, mais où, malgré les aberrations du scénario et du montage, le style Du Welz faisait joliment de la résistance. Alleluia est un projet personnel, un remake du mythique Les Tueurs de la lune de miel, où un dragueur impénitent (génial Laurent Lucas) rencontre une infirmière un rien borderline (Lola Dueñas, pas forcément à la hauteur du personnage), conduisant à un amour fou et meurtrier. Après avoir recruté des veuves sur internet, il les épouse et espère ainsi leur soutirer de l’argent ; mais la jalousie de sa compagne non officielle va faire couler le sang… Du Welz se démarque du film original en glissant des ruptures complètement surréalistes dans le récit : une chanson fredonnée avant un massacre, un recours bizarre à la magie noire, des visions de sabbat païen autour d’un bûcher, une imitation d’Humphrey Bogart dans African Queen… Héritier d’un André Delvaux plus que du cinéma de genre, le cinéaste a parfois du mal à sortir d’un scénario programmatique et très fidèle à l’histoire initiale. Malgré cette réserve, son film à du style, du chien et son goût de la provocation fait du bien par les temps cinématographiques aseptisés que l’on traverse !

Cold in July (31 décembre) ne lésine pas non plus sur l’hémoglobine. Ce polar signé Jim Mickle commence d’ailleurs par un crime commis en légitime défense par un paisible citoyen effrayé par le cambrioleur qui s’est introduit chez lui. Ledit citoyen, c’est Michael C. Hall, alias Dexter, ici affublé d’une moustache et d’une coupe mulet le faisant ressembler à un footballeur est-allemand — le film se passe en 1989. Le père de la victime (Sam Shepard), tout juste sorti de prison, décide de lui faire payer le prix fort, le harcelant lui et sa famille dans un drôle de remake minimaliste des Nerfs à vif. N’en disons pas plus : une des grandes qualités de Cold in july est sa générosité scénaristique, qui emmène l’histoire dans des directions insoupçonnables, rebattant les cartes du bien et du mal en permanence. Mickle est manifestement un cinéphile : il cite à l’écran Romero et La Nuit des morts vivants, mais son film porte surtout la trace de John Carpenter, de la musique au titrage en passant, et c’est l’essentiel, par la mise en scène, rigoureuse et implacable. Une très bonne surprise pour un parfait film du 1er janvier — après la bonne cuite de la veille !

Terre et mer

Bonne surprise aussi : le premier film de Lucie Borleteau, Fidélio, l’odyssée d’Alice (24 décembre). Film féminin autant que féministe, qui ose créer une héroïne d’aujourd’hui, marin promue mécanicienne sur un paquebot, le Fidélio, où elle retrouve son amour de jeunesse en la personne du capitaine (Melvil Poupaud). Dans ce monde d’hommes, Alice va trouver sa place en brusquant les clichés sexuels : après tout, si un marin possède une femme dans chaque port, pourquoi ne pourrait-elle pas faire de même avec les hommes ? La sensualité de Fidélio, l’odyssée d’Alice doit énormément au talent et au culot de sa comédienne, la fantastique Ariane Labed : découverte grâce au couple grec Tsangaray / Lanthimos, elle explose ici par sa beauté, sa sensualité et son caractère rebelle, nature aussi indomptable que les océans qu’elle traverse en affirmant sa liberté. Attention, actrice exceptionnelle !

Enfin, terminons par un énorme coup de cœur : La Terre éphémère (24 décembre) du géorgien George Ovashvili. Sur le papier, rien de mois sexy que ce film-là : un lopin de terre sur un fleuve, un vieil homme qui veut y construire une cabane et y faire pousser du blé, sa petite-fille qui prend conscience de son corps et de sa sexualité, la guerre qui rode, peu de dialogues, une dramaturgie minimale. À l’écran, grâce à la splendeur visuelle de la mise en scène, tout prend une importance hallucinante : depuis Ida, on n’avait pas vu au cinéma film capable de transcender à ce point son matériau par une foi si grande dans les capacités narratives et plastiques de son medium. Ovashvili parvient à rendre intense le moindre début de conflit, et sublime n’importe lequel de ses plans, aidé par un sens du son et de la lumière. Loin des clichés du world cinema, La Terre éphémère est à l’image de son cadre géographique : un petit miracle insulaire, une enclave de beauté au sein d’un monde s’enfonçant dans la laideur et la facilité.

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