La Tête haute


Portrait d’un adolescent en rupture totale avec la société que des âmes attentionnées tentent de remettre dans le droit chemin, le nouveau film d’Emmanuelle Bercot est une œuvre coup de poing sous tension constante, qui multiplie les points de vue et marie avec grâce réalisme et romanesque. Christophe Chabert

Malony est sans doute né sous une mauvaise étoile. Cela veut dire qu’en fait il y en a un, de doute, et Emmanuelle Bercot, c’est tout à son honneur, ne cherchera jamais à le dissiper. Il n’a que six ans et le voilà déjà dans le bureau d’une juge pour enfants — lumineuse et passionnée Catherine Deneuve — qui sermonne une mère irresponsable — Sara Forestier, dont la performance archi crédible ne tient pas qu’à ses fausses dents pourries — prête à se débarrasser de cet enfant au visage angélique mais dont elle dit qu’il n’est qu’un petit diable.

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C’est la première séquence de La Tête haute, et elle donne le la du métrage tout entier : on devine que cette famille est socialement maudite, bouffée par la précarité, la violence et l’instabilité. Mais Bercot ne nous donnera jamais ce contrechamp potentiellement rassurant : jusqu’à quel point Malony est seul responsable de son sort, pris entre haine de soi et rancune envers les autres, attendant qu’on le prenne en charge tout en rejetant les mains qu’on lui tend ?

Cette scène d’ouverture est aussi emblématique de la mise en scène adoptée par Bercot : la parole y est puissante, tendue, explosive. Elle repose sur des chocs entre différents registres de langage irréconciliables, entre les codes du pouvoir, même bienveillant, et ceux de la rue, brutaux et rugueux. La caméra ne privilégie jamais les uns envers les autres et le choix d’un découpage extrêmement précis permet de donner à tous une importance égale dans les débats.

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Gueule d’ange et petit démon

Ce qui devait arriver arrive : à 16 ans, Malony a pris la voie de la délinquance. Vols de voiture — sa spécialité — et violences sont au menu d’un comportement antisocial trahissant une rupture complète avec le monde, à commencer par les éducateurs spécialisés qui craquent face à cette boule de nerfs impulsive et manipulatrice. Conséquence logique : Malony va faire le tour des lieux de détention — centre éducatif renforcé, prison, centre éducatif fermé, une vraie carte des dispositifs disponibles pour la justice française — pendant que, de tous côtés, on s’active à lui trouver un avenir qu’il semble refuser avec obstination.

Ce portrait d’un adolescent imprévisible rejoint ceux qu’Emmanuelle Bercot aime peindre depuis ses premiers courts-métrages, où elle révélait Isild Le Besco comme elle fait ici éclater à l’écran le talent du jeune Rod Paradot, révélation éblouissante du film. Après la parenthèse ratée d’Elle s’en va, elle remet aussi son cinéma sur les rails d’un regard social réaliste et documenté sur la France des laissés pour compte — Malony est le pendant cauchemardesque de la groupie névrosée de Backstage ou de l’étudiante prostituée incarnée par Déborah François dans le téléfilm Mes chères études.

Mais La Tête haute frappe surtout par la maturité d’écriture atteinte par la réalisatrice et sa capacité à pousser à l’incandescence émotionnelle les thèmes qui lui sont chers : en particulier la sexualité, toujours violente chez elle, qui prend ici une dimension bouleversante lors des scènes où Malony ébauche maladroitement une relation avec Tess, un garçon manqué débordant de tendresse pour lui. Il finira par baisser pour la première fois les armes, vaincu par cet amour dont il se méfie comme d’une chose étrange qu’il n’a jamais connue. Si les rares «Je t’aime» de La Tête haute sont si déchirants, c’est qu’ils sont toujours murmurés avec une pointe de honte, comme si déclarer ses sentiments était un aveu de faiblesse, une fêlure dans un mur d’orgueil et de virilité.

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Un droit chemin sinueux

La Tête haute est aussi une réponse remarquable aux accusations d’angélisme portées à la "gauche" (mais laquelle ?) sur les questions sociales. Mais c’est une réponse de cinéaste : si son héros est blond comme les blés, il côtoie au fil de ses périodes d’enfermement des jeunes de toute origine, et Bercot leur laisse la parole pour exposer les tensions réelles entre les communautés, les fossés infranchissables mais aussi les possibles passerelles qui peuvent les relier. Rien de didactique là-dedans, le réalisme documentaire étant sans cesse rapporté à l’itinéraire romanesque de Malony, les généralités effacées au profit des singularités irréductibles des personnages. À l’image du parcours de l’éducateur incarné par un Benoît Magimel retrouvé, loin de l’accent risible et du maquillage grotesque de Lederman dans Cloclo, le chemin vers la rédemption est une route sinueuse, pleine de virages dangereux dans lesquels, à tout instant, on peut verser dans le décor — et revenir à son point de départ.

On pourra toujours s’interroger sur la planche de salut choisie par Bercot pour esquisser un avenir à Malony — la famille, lieu de la malédiction initiale conjurée par une prise de conscience de ses propres responsabilités — mais elle n’enlève rien à la force du film, coup de poing à l’estomac dont on ne sort pas indemne.

La Tête haute
D’Emmanuelle Bercot (Fr, 1h59) avec Rod Paradot, Catherine Deneuve, Benoît Magimel, Sara Forestier…

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