Vice Versa

Les studios Pixar et Pete Docter donnent une singulière lecture de ce que l’on appelle un film-cerveau en plongeant dans la tête d’une fillette de onze ans pour suivre les aventures de… ses émotions ! Aussi ambitieux qu’intelligent, drôle, émouvant et exaltant, voici une date majeure dans l’histoire du cinéma d’animation. Christophe Chabert

Vice Versa tombe à pic pour rappeler deux choses essentielles : d’abord, que les studios Pixar sont de grands aventuriers du cinéma, des pionniers qui ne se reposent pas sur leurs lauriers et semblent se nourrir de défis toujours plus ambitieux. Il a fallu huit ans au génial Pete Docter, déjà auteur de Monstres et compagnie et de Là-haut, pour venir à bout de Vice Versa ; on comprend à sa vision à quel point tous les projets montés par le studio entre temps n’étaient que des récréations — parfois formidables comme Toy Story 3 ou Rebelle, parfois décevantes comme les suites de Cars et de Monstres et Compagnie — en attendant d’accoucher de cette œuvre majeure.

Deuxième rappel : le cinéma d’animation n’est pas, comme trop de productions Dreamworks ou Disney récentes ont eu tendance à l’affirmer, une recette commerciale visant à séduire les bambins en leur servant des produits formatés et opportunistes. Pixar travaille le genre dans ce qu’il a de plus noble : une ouverture vers un imaginaire figuratif illimité qui permet de nouer un dialogue riche et intuitif avec les jeunes spectateurs, tandis que les plus âgés font tourner à plein régime leurs méninges pour en décrypter les soubassements intellectuels.

L’Odyssée du cerveau

L’originalité de Vice Versa, c’est qu’il est un peu le discours de la méthode Pixar, sans pour autant perdre de vue son caractère de récit d’aventures trépidantes, bourré d’humour et au final résolument bouleversant. L’idée est, comme son titre l’indique, de renverser les perspectives : plutôt que de suivre de l’extérieur la vie d’une fillette de onze ans, Riley, nous allons la vivre de l’intérieur, depuis le quartier général de son cerveau où s’agitent ses émotions primaires — joie, tristesse, peur, colère, dégoût. Celles-ci sont représentées par autant de personnages colorés et fortement caractérisés, dont les conflits forment la matière principale de l’action.

Parmi elles, Joie a droit à une attention particulière : c’est elle qui, la première, découvre le monde à travers les yeux de Riley, et cette séquence d’ouverture est aussi simple et essentielle que l’aube de l’humanité chez Kubrick ou Terrence Malick. L’émerveillement y est tout autant un sujet qu’une matière vivante, cet instant où d’un blanc aveuglant jaillissent des formes et de la vie. Il y aura alors une deuxième "naissance" : une simple bille jaune dans laquelle cette image matricielle va se fixer, premier souvenir fondamental qui ira se stocker dans la mémoire de Riley, prêt à être réactivé en cas de besoin affectif. Se construit alors son monde intérieur, que Docter représente par des îles en apesanteur — la famille, le jeu, l’amitié — comme autant de repères essentiels qui définissent la personnalité de l’enfant.

Le tour de force de Vice Versa, c’est donc de rendre évident à l’écran ce qui ne l’était pas du tout sur le papier : figurer des concepts abstraits que les sciences cognitives, la psychanalyse et les neurobiologistes étudient sans relâche. À cela s’ajoute une autre tâche, encore plus immense : raconter l’instant où Riley va devoir faire le deuil de son enfance, c’est-à-dire accepter la complexité émotionnelle qui est le premier pas vers la maturité.

Au-delà de l’enfance

Vice Versa se déploie alors sur deux plans : la dépression dans laquelle la fillette s’enfonce suite au déménagement de ses parents, et le moment où Joie et Tristesse sont expulsées du quartier général et vont devoir traverser toutes les routes cérébrales de Riley, périple propice à une débauche d’inventions aussi audacieuses que finement observées. Car les scénaristes du film semblent déplier à l’écran le travail invisible qui consiste à connaître jusque dans les moindres recoins la psyché de leur personnage : de quoi sont faits ses rêves ? Qu’est-ce qui habite son imagination ? Quels sont ses traumas, ses peurs, ses inclinations ?

À chaque étape, Docter déploie une générosité sans borne et un culot qui semble ne pas connaître de limite. Deux séquences sont ainsi littéralement inédites : celle où l’on visite le studio qui fabrique les rêves, variation autour de l’usine à cris de Monstres et compagnie, où le film se plaît à réfléchir sa propre fabrication, quitte à égratigner en douceur la maison mère Disney ou les théories freudiennes ; et celle dans le couloir des pensées abstraites, où Vice Versa devient pendant une dizaine de minutes une pure œuvre d’art, allant au bout de son concept en le renversant à nouveau : il ne s’agit plus de figurer les circuits mentaux, mais de les replonger dans une autre forme d’abstraction en les déconstruisant jusqu’au vertige.

Tout cela n’a en fin de compte qu’un seul but : emmener le spectateur vers le moment déchirant où Riley accepte que la tristesse n’est pas une émotion négative, mais un sentiment qui doit être mis en équilibre avec la joie. C’est la naissance de la mélancolie, d’une nouvelle bille qui n’est plus monochrome mais multicolore. Quelque chose a changé dans sa vie, mais dans la nôtre aussi : on ne regardera plus jamais le cinéma d’animation, sinon le cinéma tout court, après ce chef-d’œuvre qu’est Vice Versa.

Vice Versa
De Pete Docter (ÉU, 1h34) animation
Sortie le 17 juin

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