Victoria

Victoria
De Sebastian Schipper (All, 2h14) avec Laia Costa, Frederick Lau...

En temps réel et en un seul plan séquence de 2h20, Sebastian Schipper passe de la chronique nocturne berlinoise au thriller avec une virtuosité qui laisse pantois, nécessitant une immersion totale dans son dispositif pour en apprécier pleinement l’ivresse. Christophe Chabert

Bombardée par une lumière stroboscopique et les basses d’un morceau techno, une jeune fille danse au milieu des fêtards dans un club berlinois ; le plan dure, le son est lourd, l’effet de lumière aveuglant ; à peine a-t-on ouvert les yeux sur son film que, déjà, Sebastian Schipper nous demande un abandon complet à cette expérience qu’est Victoria. Celle d’une immersion totale dans sa réalité plutôt qu’à son réalisme car, malgré les apparences, tout ici célèbre l’artificialité de la mise en scène cinématographique.

En effet, les deux heures vingt à suivre ne connaîtront aucune coupe de montage, proposant un plan-séquence en temps réel où la caméra, toujours en mouvement, va parcourir à vue d’œil quatre bons kilomètres à travers les rues, les immeubles et les hôtels de la capitale allemande. Et pourtant, le film s’abandonnera à toutes les ruptures — de ton, de genre, de vitesse — répondant à un scénario qui jouerait à cache-cache avec le spectateur, très visible dès qu’on prend un peu de distance avec ce qui se passe sur l’écran, indécelable lorsqu’on se laisse absorber par le dispositif.

Celle qui nous sert de guide s’appelle Victoria : elle arrive d’Espagne et elle vient passer trois mois à Berlin. Le jour, elle travaille dans un café ; la nuit, elle profite de cette ville qui ne dort jamais et de ses clubs ouverts jusqu’au petit matin. Soit un parfait substitut du spectateur, à la fois poisson dans l’eau d’une jeunesse européenne sans frontière et étrangère dans une métropole-labyrinthe que Schipper transforme en terrain de jeu.

Pour cela, il fait intervenir quatre types qui se revendiquent comme de vrais «Berlinois de l’ouest», déjà bien entamés — il est cinq heures du matin — et passablement allumés, faisant n’importe quoi pour épater cette jeune demoiselle dont on ne sait trop si elle est pour eux une proie ou une compagne de hasard dans leur bringue avinée. Au sein du groupe, Sonne (Frederick Lau, un clone de Fassbinder jeune) garde à peu près les pieds sur terre, peut-être parce qu’il est tout de suite attiré par cette Victoria il est vrai magnifique — même s’il faudra attendre une bonne heure pour que l’on puisse voir, en pleine lumière et de face, le visage étincelant de la superbe Laïa Costa.

Du temps réel, pas de temps morts

Cette première partie se présente comme une chronique en liberté de nuits blanches berlinoises où tout semble possible — voler des bières dans une épicerie, monter clandestinement sur le toit d’un immeuble, jouer du piano dans un café avant son ouverture… Et si la police rôde, elle n’est là que comme garde-fou pour éviter les débordements et les incivilités, instance de la paix plutôt que patrouille armée. Schipper laisse donc sa caméra tourner et ses acteurs improviser les dialogues avec un maître-mot : du temps réel certes, mais pas de temps morts. Tout est donc traité selon une multitude de micro-actions, le cinéaste fuyant l’ennui comme ses personnages fuient le sommeil.

Arrivé à mi-parcours, et après une scène d’un romantisme inattendu, le film opère un spectaculaire virage vers le thriller, sans déroger à sa règle de départ : au plus près de son héroïne et dans la continuité de son plan unique. Ce basculement marque à la fois la limite et la force de Victoria ; il oblige en tout cas à ne prendre aucune distance avec ce qui relève du coup de force cinématographique sous peine de voir ressurgir de fatales questions de crédibilité qu’une simple ellipse aurait levées sans difficulté. Il faut accepter que la frêle et timide Victoria puisse se retrouver complice d’un trafic délictueux qui débouchera sur un gunfight et un bain de sang, qu’elle passe de jeune fille rangée à madone du crime.

Si on relève le gant que le cinéaste nous a lancé, cette deuxième partie marque l’apogée de sa virtuosité, la nonchalance glandeuse laissant la place à un suspense de tous les instants, l’énergie jointée du groupe se transformant en arythmie cardiaque cocaïnée. Et tandis que l’image préserve l’illusion du réalisme live, la bande-son, musique et sound design mêlés, s’autorise toutes les transgressions et tous les artifices dramatiques.

Série noire pour nuit blanche

Vient, au bout de la montagne russe émotionnelle qu’est Victoria, le reproche incontournable de l’exercice de style. Le film en est un, sans le moindre doute, prouesse technique auquel le funambulisme permanent des participants confère vie et chair — jusqu’aux accidents qui ne manquent pas de se produire, brefs moments d’inattention des comédiens dont ils parviennent à se sortir avec un sens remarquable de l’équilibre. Lorsqu’on le découvre, on se dit que son absence de propos — rien de bien neuf dans ce qui n’est, sur le fond, qu’une simple série noire d’aujourd’hui — va le faire s’effondrer dans nos mémoires telles les îles de Vice-Versa. Et pourtant, des mois après, on y pense encore et on a envie d’y revenir.

C’est peut-être le plus grand mérite de Sebastian Schipper : il invente ici un cinéma du flux qui résonne avec notre époque numérique et mondialisée, où tout s’enchaîne sans cut comme dans un mix électro par la seule force d’un beat commun, où l’on remplit les vides et l’on refuse les blancs parce qu’on n’a qu’une vie — et une seule prise pour l’immortaliser.

Victoria
De Sebastian Schipper (All, 2h20) avec Laïa Costa, Frederick Lau…

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