Seul sur mars

Seul sur Mars
De Ridley Scott (ÉU, 2h21) avec Matt Damon, Jessica Chastain...

“Dans l’espace, personne ne vous entendra crier“ menaçait l’affiche d’"Alien". Trente-six ans plus tard, Ridley Scott se pique de prouver la véracité du célèbre slogan, en renouant avec l’anticipation spatiale. Et met en orbite son meilleur film depuis plusieurs années sidérales. Vincent Raymond

Ridley Scott est du style à remettre l’ouvrage sur le métier. Obsessionnel et perfectionniste, sans doute insatisfait de ne pas avoir repris à Cameron le leadership sur la SF spatiale avec Prometheus (2012) — qui ressuscitait les mannes (toujours très vivaces) d’Alien en lui offrant une manière de préquelle — le cinéaste semble cette fois avoir voulu en remontrer à Cuarón et Nolan, les nouveaux barons du genre. Deux auteurs qui, comble de l’impudence, lui avaient emprunté (l’un dans Gravity, l’autre dans Interstellar) son approche réaliste des séjours cosmiques, très éloignée du traitement ludique propre au space opéra. Et qui fait de l’espace un contexte original dans lequel s’instaurent des événements générateurs de tension, d’un suspense — et non une fin en soi.

Cette rivalité implicite (on pourrait parler d’émulation) entre cinéastes, rappelant la course à la Lune entre les grandes puissances de la Guerre froide — chacune rivalisant de conquêtes et d’annonces narquoises pour affirmer sa suprématie — ne s’effectue pas dans la surenchère, décidément trop tape-à-l’œil. Mais au contraire dans la sobriété, le minimalisme, le plus subtil des territoires. Le plus intérieur, aussi : l’introspection, au milieu de l’infiniment grand. Scott se lance donc lui aussi dans cette direction. Ce qui n’ôte rien à son art du spectaculaire.

Houston, j'ai raté la navette

Dans les trois petits mots de son titre français, Seul sur Mars résume son pitch — la version originale, The Martian, se montre un tantinet plus poétique, convoquant l’imagerie du Martien "de naissance" extraterrestre. La gageure pour Scott consiste à rendre palpitante, vivante, originale cette histoire. En l’occurrence, la découverte par l’infortuné astronaute Mark Watney de son abandon sur Mars par ses camarades d’expédition, qui l’ont laissé pour mort. Sans moyen de communication, avec un stock de vivres restreint et des chances de survie aléatoires dans un milieu plus qu’hostile, le miraculé nargue pourtant les statistiques. Car il dispose d’un atout de taille sur cette terre infertile : il est botaniste.

Voilà déjà une bifurcation intéressante par rapport aux survivals traditionnels, où il est en général question de chasseurs et de chassés, donc d’instinct prédateur et carnassier ; de défense violente contre un agresseur. Ici, le salut de Mark dépend de ses connaissances agronomiques : un autre que lui, même supérieurement doué en technologie, n’aurait pu survivre. On trouve un point de convergence avec La Guerre des Mondes : un vivant terrestre inattendu — le végétal remplaçant ici les microbes — permet à l’Homme de triompher de l’agresseur martien. Joli pied-de-nez à l’Homo technologicus.

Mais Scott ne se borne pas à filmer Watney tel un Robinson de l’espace, fumant ses pommes de terre avec ses excréments et soliloquant comme Santiago, le pêcheur du Vieil Homme et la Mer d’Hemingway ; il en fait un aventurier déjouant par la réflexion les multiples chausse-trapes surgissant au fil des "Sols" (les jours martiens). Il n’y a que l’intelligence à opposer à l’hostilité minérale pour lutter contre le temps.

Mars ou crève

On est loin de cette "Solitude" sur la Terre — qui occupe une part non négligeable du film, puisque Scott suit comme un thriller politique, dans l’esprit de son Mensonges d’État (2008), la gestion de crise par la NASA : l’évaluation par les autorités, en terme d’impact économique, mais aussi d’image, d’une (ou plusieurs) opérations de sauvetage. Montrant au passage quelles difficultés une grande agence gouvernementale pourrait rencontrer si elle s’aventurait à travestir des faits : le degré de surveillance planétaire (voire interplanétaire) est désormais tel que toute information occultée finit par être révélée — discréditant davantage par contrecoup ceux qui avaient tenté de la soustraire à la connaissance du public. Or, même Mars n’échappe plus à la vidéosurveillance…

Quant à la psychologie, son traitement est des plus intéressants. Là encore, la force physique ou hiérarchique à distance se trouve inopérante sur les équipiers de Mark, perdus dans l’espace entre Mars et la Terre. Les ordres de leurs supérieurs ont un impact nul sur leurs décisions, tant grand est leur sentiment de culpabilité. C’est donc par un biais psychologique que peut être manipulé cet équipage…

Seul sur Mars est du genre à captiver pendant 2 heures. Alors, lorsque surviennent les signes annonciateurs du happy end — il ne s’agit pas d’un spoiler : vous connaissez beaucoup de grosses productions hollywoodiennes se concluant par un échec, et vouant de fait les spectateurs au pessimisme ? — on s’ennuie un peu. On sait qu’on va assister à la mise en œuvre opérationnelle de la technique de sauvetage ultime, et que plus aucun accroc majeur n’entravera l’expédition (pas comme dans Mission to Mars de De Palma) ; il faut donc attendre l’issue heureuse, avec fatalité. On se consolera en se disant qu’en terme de finale, c’est visuellement somptueux, et surtout bien meilleur que les grotesques contorsions caoutchouteuses de Schwarzenegger dépressurisé sur le sol martien, en clôture de Total Recall…

Seul sur Mars
De Ridley Scott (ÉU, 2h14) avec Matt Damon, Jessica Chastain, Kate Mara…

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 5 octobre 2021 Une querelle entre nobliaux moyenâgeux se transforme en duel judiciaire à mort quand l’un des deux viole l’épouse de l’autre. Retour aux sources pour Ridley Scott avec ce récit où la vérité comme les femmes sont soumises au désir, à l’obstination et...
Mercredi 10 janvier 2018 Et si l’humanité diminuait pour jouir davantage des biens terrestres ? Dans ce reductio ad absurdum, Alexander Payne rétrécit un Matt Damon candide à souhait pour démonter la société de consommation et les faux prophètes. Une miniature perçante.
Mardi 3 octobre 2017 Denis Villeneuve livre avec Blade Runner 2049 une postérité plus pessimiste encore que le chef-d’œuvre de Dick & Scott. Tombeau de l’humanité, son opéra de bruine crasseuse et de poussière survit à sa longueur ainsi qu’à l’expressivité réduite...
Mercredi 10 mai 2017 Après une patiente incubation, Ridley Scott accouche de son troisième opus dans la saga Alien, participant de son édification et de sa cohérence. Cette nouvelle pièce majeure semble de surcroît amorcer la convergence avec son autre univers...
Mardi 29 septembre 2015 On risque de beaucoup parler d’eux dans les prochaines semaines, mais comme on ne les a pas encore vus, on se contentera de rappeler la sortie de (...)
Mardi 23 décembre 2014 Ridley Scott réussit là où Darren Aronofsky avait échoué avec Noé : livrer un blockbuster biblique où la bondieuserie est remplacée par un regard agnostique et où le spectacle tient avant tout dans une forme de sidération visuelle. Christophe Chabert
Mardi 23 décembre 2014 J. C. Chandor explore à nouveau les flux du capitalisme américain en montrant l’ascension d’un self made man dans le New York violent et corrompu de 1981. Un thriller glacial, élégant et cérébral qui confirme son auteur comme la révélation...
Mercredi 5 novembre 2014 L’espace, dernière frontière des cinéastes ambitieux ? Pour Christopher Nolan, c’est surtout l’occasion de montrer les limites de son cinéma, en quête de sens et d’émotions par-delà les mathématiques arides de ses scénarios et l’épique de ses...
Mardi 12 novembre 2013 La rencontre entre Cormac McCarthy et le vétéran Ridley Scott produit une hydre à deux têtes pas loin du ratage total, n’était l’absolue sincérité d’un projet qui tourne le dos, pour le meilleur et pour le pire, à toutes les conventions...
Mardi 17 septembre 2013 Pour ses adieux au cinéma, Steven Soderbergh relate la vie du pianiste excentrique Liberace et de son dernier amant, vampirisé par la star. Magistralement raconté, intelligemment mis en scène et incarné par deux acteurs exceptionnels. Christophe...
Mardi 16 avril 2013 Sur un sujet ô combien actuel — l’exploitation du gaz de schiste — Gus Van Sant signe un beau film politique qui remet les points sur les i sans accabler personne, par la seule force d’un regard bienveillant et humaniste sur ses personnages....
Mardi 22 janvier 2013 Sur la traque de Ben Laden par une jeune agent de la CIA, Kathryn Bigelow signe un blockbuster pour adultes, complexe dans son propos, puissant dans sa mise en scène de l’action, personnel dans le traitement de son personnage principal. Christophe...
Vendredi 7 septembre 2012 De John Hillcoat (ÉU, 1h55) avec Shia LaBeouf, Tom Hardy, Jessica Chastaing…
Dimanche 1 avril 2012 Un père de famille endeuillé achète un zoo pour offrir une nouvelle vie à ses enfants et se retrouve d’une communauté en souffrance. Superbe sujet à la Capra, que Cameron Crowe transforme en fable émouvante où l’on apprend à rêver les yeux ouverts...
Jeudi 22 décembre 2011 Un Américain ordinaire est saisi par une angoisse dévorante, persuadé qu’une tornade va s’abattre sur sa maison ; à la fois littéral et métaphorique, ce deuxième film remarquable confirme que Jeff Nichols est déjà un grand cinéaste. Christophe...

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X