"L'Ombre de Staline" : Le premier qui dit la vérité

Comment la famine du Holodomor provoquée par le régime soviétique fut révélée par un journaliste au monde qui ne le crut pas… Agnieszka Holland réhabilite la mémoire de Gareth Jones, aventurier de la vérité, dans un biopic épique et à la Lean, point à la ligne.

Londres, 1933. Ex- conseiller de l’ancien Premier ministre Lloyd George, le journaliste Gareth Jones décide d’aller à Moscou pour interviewer Staline sur les prodiges accomplis par l’économie soviétique, vantés par la presse. Sur place, il contourne la propagande et découvre la réalité…

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« Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté », chantait jadis Guy Béart sur un air presque guilleret adoucissant le propos de sa cruelle morale. Tragique est la destinée des lanceurs d’alertes ! Soit ils sont moqués ou ostracisés ; soit on leur réserve un sort plus funeste en tentant de les museler voire de les éliminer. La condition actuelle de Chelsea Manning, de Julien Assange, de Edward Snowden ; la fin cruelle du docteur Li Wenliang prouvent que les choses n’ont guère changé depuis les temps archaïques. Ni depuis Gareth Jones (1905-1935).

L’œil de Moscou

Agnieszka Holland poursuit avec ce dernier son voyage à travers l’histoire politique si mouvementée du XXe siècle, déjà documenté dans Le Complot, Europa Europa, Sous la ville… Peut-être a-t-elle d’ailleurs trouvé en la personne de ce journaliste qui fut le premier à interviewer Hitler après son élection (ainsi qu’à alerter sur la menace qu’il représentait) et à avoir l’instinct de percer le paravant soviétique. Quand les correspondants de la presse étrangère basés à Moscou vivant dans une corruption obscène, se faisaient les complices objectifs du régime en reproduisant les mensonges officiels — en les amplifiant parfois pour des raisons idéologiques à l’instar de l’Américain William Duranty —, Jones agit en témoin absolu de son temps. Un témoin oublié, mais intègre et non aligné en cette année 1933 ô combien décisive, où il convenait de choisir entre la peste brune nazie et le rouge sang stalinien. Soit bien avant que Gide n’effectue son propre voyage et ne rédige son désenchanté Retour de l’U.R.S.S. (1936).

La cinéaste compose ici un grand film épique, assumant un certain classicisme et une grandiloquence nécessaires, qui n’est pas sans évoquer ces fresques étourdissantes jadis tournées par David Lean — les ombres de Jivago et de Lawrence pèsent autant que celle de Staline. Et si quelques extrapolations à la marge renforcent sa dimension héroïque (comme la rencontre entre George Orwell et Gareth Jones, probable mais non avérée), la trame historique que le film suit s’avère dramatiquement authentique.

Révélant les effets épouvantables de la famine, la confiscation des récoltes et la distribution de pain à des foules hagardes (l’album d’Hergé Tintin au pays des Soviets paru en 1929 présente des scènes similaires), L’Ombre de Staline respecte la décence des victimes, Agnieszka Holland s’intéressant à “celui qui voit“ (et qui voit peu, mais suffisamment pour comprendre et rendre compte) plutôt qu’à monter ce qu’il voit. À bien des égards, son film nous renvoie à notre rapport à l’information et à l’acceptation de la vérité. Les leçons qu’il enseigne dans notre monde médiatique sont encore et toujours valides. À méditer.

L'Ombre de Staline de Agnieszka Holland (Pol.-G.-B-Ukr.) avec James Norton, Vanessa Kirby, Peter Sarsgaard…

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