Agnieszka Holland : « Sans médias indépendants courageux et objectifs, impossible d'assurer l'existence d'une démocratie »

L’Ombre de Staline / Un œil sur le passé, l’autre sur le présent, Agnieszka Holland a tourné L’Ombre de Staline avec, comme toujours, une conscience aiguë des problématiques historiques, humanistes et politiques. Rencontre éclairante avec la cinéaste, l’avant-veille du confinement…

Comment se fait-il que ce personnage, Gareth Jones, soit resté aussi longtemps dans l’ombre de l’Histoire et comment est-il arrivé sur votre table ?

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Agnieszka Holland : Ce n’était pas mon idée. Le film a été conçu par une jeune journaliste américaine, Andrea Chalupa, qui m’a contactée : elle avait un scénario assez bien achevé, et fait tous les travaux de documentation, de repérage. On l’a retravaillé ensuite pendant un certain temps. C’était son premier scénario mais elle écrivait pour plusieurs médias. Elle est d’origine ukrainienne par ses deux parents et son grand-père a été l’un des témoins principaux de l’Holodomor. Il a vécu cette famine, il en est presque mort, et il a aussi vu beaucoup d’événements qu’il a décrits — on en a montré certains, comme le char avec les cadavres dans lequel on jette un enfant.

Après la guerre, ce grand-père qui s’était retrouvé dans un camp de prisonniers allemand, avait décidé de ne pas retourner en Union soviétique. Et alors qu’il attendait son visa pour l’Amérique, il eu entre les mains le livre d’Orwell, La Ferme des Animaux, qui avait été édité en 1944 ou 1945. Lui ainsi que ses camarades l’ont lu et ont été totalement bouleversés : ils étaient surs que ça racontait exactement leur expérience. Alors ils l’ont traduit en ukrainien pour le partager avec leurs compatriotes — c’était la première traduction étrangère des livres d’Orwell. Ce petit bouquin, c’était une pièce de souvenir dans la maison du grand-père d’Andrea.

Donc dans cette histoire, il y avait le vécu personnel de la scénariste. Et quand elle a cherché comment raconter en même temps cette expérience de façon compréhensible et actuelle, elle est tombée sur le personnage de Gareth Jones qui venait de sortir : les grands neveux de Jones ont retrouvé ses cahiers et ses notes prises en Russie ; un autre de ses neuvex a retracé le dernier voyage de Gareth en Chine : il pensait que le KGB était impliqué dans sa disparition. Mais our que la responsabilité des services soviétiques soit vraiment confirmée, il faudrait faire des recherches dans les archives du KGB à Moscou ; je ne pense pas que ça sortira de mon vivant (sourire)…

De l’écriture à la réalisation, il y a un monde. Et l’on imagine que les questions de mise en scène sont plus ardues lorsqu’il s’agit, comme ici, de représenter la famine ou ce moment terrible où Gareth Jones se rend compte qu’il a mangé de la chair humaine…

C’est très simple de décrire. Mais créer de la tension, c’était mon boulot. Et j’ai trouvé la façon pour que ce soit en même temps expressif et sombre. J’ai déjà fait quelques films sur l’Holocauste, et tourné des séquences de ghetto : c’est toujours très difficile techniquement, mais aussi avant tout moralement, car il faut faire un choix. Pour moi, certaines choses sont impossibles à montrer. Les camps de concentration ou les ghettos de Varsovie par exemple, ce sont des tragédies, des atrocités collectives où l’on voit beaucoup de gens à la fois et l’on comprend l’enfer du crime.

La famine était différente, parce qu’elle était surtout dans les campagnes et les petites villes, pas dans les mêmes proportions dans les grandes villes. C’est surtout la population rurale qui est morte, dans la solitude, le silence… Les cas de cannibalisme n’étaient pas rares du tout — c’est toujours le cas dans ces situations. Mais ce sont des expériences dont les gens ne parlent pas, parce que je c’est trop humiliant, trop douloureux.

J’ai décidé qu’il fallait le montrer par la solitude et le silence.

Et je ne montre pas plus que Gareth pouvait voir pendant cette période assez courte : il y a passé environ une semaine, un peu plus de dix jours. Ce sont les morceaux, entre ça il y a peut-être des pages manquantes, mais c’était le prix du réalisme.

Revenons un instant à Orwell. Vous montrez dans le film des relations amicales entre George Orwell (alias Eric Blair) et Gareth Jones. S’agit-il d’un fait attesté ?

Oui et non : on n’a pas de documents qui disent qu’ils se sont rencontrés. La seule trace un peu matérielle que l’on a trouvée, c’était une photo où l’on voit Gareth Jones dans la librairie où travaillait Eric Blair à l’époque ; on pense donc qu’ils ont dû se connaître. En fait Orwell a lu l’article de Jones, c’était une inspiration parmi d’autres pour La Ferme des Animaux ; ils avaient plus ou moins le même âge, le même agent littéraire, circulaient dans les mêmes cercles… C’était un petit monde, et je pense que ce n’est pas très crédible d’assumer qu’ils ne se sont jamais rencontrés.

Ce film résonne très fort avec l’actualité contemporaine sur le sujet de la propagation des fake news : il y a alors une explosion phénoménale de désinformation entretenue par Moscou…

A Moscou et en Allemagne après. Les deux régimes se sont servis des médias. C’était de la corruption idéologique, parce que souvent les gens servant les régimes stalinien ou hitlérien, croyaient que c’est vraiment pour la bonne cause, qu’ils servaient l’humanité ou en tout cas qu’elle chose de plus grand qu’eux. Beaucoup étaient aussi corrompus par soif d’argent, de pouvoir, de luxe… Il y avait des moyens pour cela. Quant aux fake news : Goebbels disait qu’un mensonge qu’on répète mille fois devient une vérité. Quand j’observe les chaînes d’infos en ce moment en Pologne ou aux Etats-Unis, on voit l’efficacité de ce tapage de propagande mensonger ! Et avec Internet et les médias sociaux, ça l’est davantage encore ! Le fact checking était relativement plus facile à l’époque.

Il devient beaucoup plus difficile de trouver la racine des mensonges ; mais le mécanisme et les raisons pour lesquelles on les utilise sont les mêmes : servir certains régimes, certaines idéologies.

En lisant le scénario, j’ai été frappée, parce que le journalisme aujourd’hui est dans une grande difficulté comme vous le savez vous-même ; on comprend que sans médias indépendants courageux et objectifs, c’est pratiquement impossible d’assurer l’existence d’une démocratie.

Et même avec, puisque beaucoup de gens se font leur propre vérité uniquement sur les réseaux sociaux, en arguant que les journalistes sont tous corrompus…

Oui, mais cette propension vient aussi du fait que les journalistes se sont classés en camps. Aux Etats-Unis, vous avez des camps parce que la société s’est vraiment polarisée, fracturée — idem au Royaume-Uni à cause du Brexit, ou en Pologne. Et là, vous voyez que même les journalistes pro-démocrates hésitent à dire la vérité si la vérité se retourne contre leur camp. Tout cela a précisément commencé dans les années 1930, le mondes était tellement polarisé : anticommunistes d’un côté, communistes de l’autre, fascisme, etc. Cela a fait que la scène des médias s’est divisée.

Au-delà des médias, vous montrez aussi le manque de courage des politique. Comme Lloyd George, qui trouve le jeu politique trop instable pour lui, pour le pays, pour la situation mondiale. Et il n’est pas le seul dans cette situation en Europe alors…

Oui, lui, il a fait le choix de parler, mais ce n’est pas le choix évident. Je me suis dit dans que ce film, il y avait trois facteurs dont la réunion indiquait qu’on étant vraiment dans la merde : la corruption des médias, la lâcheté, l’opportunisme de la classe politique et l’indifférence de l’opinion publique, de la société. On vit dans une situation où les trois existent de plus en plus et se réunissent…

Est-ce que vous avez déjà trouvé une explication au fait que des gens subissant un pouvoir autoritaire, même s’ils souffrent d’une famine, de violences, de restrictions de leur liberté, soutiennent malgré tout ces régimes autoritaires ?

Oui, c’est le mystère de l’humanité. J’ai lu beaucoup de bouquins, bien sûr, sur le fascisme, sur le communisme… J’ai fait mes études à Prague et en 1968, j’ai vu cet éclatement de la soif de la liberté, la solidarité internationale. Mais aussi le changement rapide, et à quel point les gens se normalisaient avec la propagande ; comment ils acceptaient le régime en lui trouvant des excuses et en attaquant ceux qui lui étaient opposés — comme Vaclav Havel et les autres — et qui en devenaient la mauvaise conscience. Bien sûr, ce n’est pas exactement la même chose que de tomber dans une grande idéologie, et c’est plus probable dans les moments de crise ou de chocs où les gens sont incapables de s’expliquer. En ce moment, on vit plusieurs crises, plusieurs défis, plusieurs évolutions à la fois ; le monde est devenu très dangereux et très difficile à comprendre, avec la révolution d’Internet, avec la crise climatique et les changements de mœurs. Des femmes se battent pour prendre une place dans la société qu’elles n’avait a pas eue avant : ça change la démographie, parce que la femme émancipée ne peut pas autant procréer que la femme soumise, et c’est l’angoisse des hommes. Les gens ne veulent pas de changements ; ils cherchent une réponse simple à des problèmes très complexes et la réponse la plus simple est donnée par les populistes, ou par les idéologues autoritaires.

Est-ce qu’un film doit toujours être politique ?

Non, je ne pense pas. Par exemple, avant L’Ombre de Staline, j’ai tourné un film en polonais qui n’est pas sorti en France, malheureusement, Pokot, qui avait reçu l’Ours d’argent à Berlin. Cette adaptation d’un livre d’Olga Tokarzuk (qui a eu le prix Nobel cette année) raconte l’histoire d’une vieille femme à la campagne qui se bat contre une organisation des chasseurs, alors qu’au même temps se produisent des crimes bizarres : on pense que les animaux tuent les chasseurs les uns après les autres pour se venger. C’est un film actuel qui est sorti en Pologne juste après la nomination d’un nouveau gouvernement très antiécologique très anti-animaux, très anti tout… Et d’un coup mon film est devenu si politique qu’il est devenu un manifeste pour les mouvements d’opposition, sociaux etc. Dans d’autres pays, le film a été pris d’un coup comme un manifeste politique. Mais ce n’était pas du tout l’intention d’Olga quand elle a écrit son livre il y a dix ans : personne n’a pensé que ça prendrait une telle actualité ; c’était plutôt un grand produit littéraire.

Dans certaines périodes, tout devient politique, et je pense qu’on vit cette période-là.

J’ai fait un débat après une projection de L’Ombre de Staline à Orléans en mars, et d’un coup c’est devenu vraiment comme un meeting politique. Un polonais pro-régime polonais a commencé à m’attaquer, à me dire « qu’est-ce que c’est l’URSS ? », à attaquer les libéraux puis à se battre avec un Français, dont je ne pouvais sentir s’il était pour Le Pen ou pour Mélenchon. Ils étaient plus ou moins d’accord pour l’Union Européenne, mais ils ont commencé à m’attaquer… Vous voyez…

Savez-vous déjà sur quoi vous travaillerez ensuite ?

Mon film suivant, Charlatan, a été très bien reçu à Berlin cette année. Je l’ai tourné un an après L’Ombre de Staline. C’est un film tchèque, tourné à Prague et dans les alentours, issu de la vraie histoire d’un guérisseur tchèque très célèbre pendant et après la guerre. Contrairement à Gareth Jones qui est un personnage très (on peut même dire trop) positif et qui n’a pas beaucoup de failles en lui, ce guérisseur est plein de contradictions, très, très complexe. Et pas sympathique, à vrai dire… Bon, je ne vais pas vous raconter, c’est assez difficile à raconter, parce que ce film est très romanesque. Ensuite, je pense que je ferai une pause avec les longs métrages, et que je reviendrai avec un film contemporain. Ce n’est pas évident de trouver un sujet important et qui ne sera pas très actuel pendant deux-trois ans au moins.

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