"Mandibules" : À mouche que veux-tu

À force de tourner autour de récist kafkaïens ou de métamorphoses, il était fatal que Quentin Dupieux aboutisse à une histoire d’insecte géant. Réunissant un aréopage de comédiens de haut vol (dont une Adèle… battante), "Mandibules" fait à nouveau mouche.

Semi-clochard et 100% benêt, Manu a été choisi pour livrer une mystérieuse mallette. Comme il lui faut une voiture, il en fauche une, embarquant au passage son pote Jean-Gab, aussi éveillé que lui. Mais en découvrant à son bord une mouche géante, ils décident de changer leurs plans et de l’apprivoiser…

Voici presque deux décennies que le musicien Quentin Dupieux a débuté sa diversification sur les plateaux de tournage. D’abord annexe, l’activité semble aujourd’hui prendre le pas sur toutes les autres ; et saisi par une fièvre créatrice, le prolifique réalisateur a même accéléré sa production puisqu’il dévoile désormais tous les ans une nouvelle facette de son cosmos. Entre ses longs métrages, le liens de consanguinité s’avèrent manifestes — une revendication d’appartenir à une famille très singulière—, chaque opus s’affranchit cependant du précédent par un léger décalage : comme un saut de puce évolutif dans l'embryogénèse de leur structure narrative.

Parti du magma abstrait de Nonfilm (2001), passé par le non-sens, l’intrication de l’absurde onirique ou cauchemardesque avec le niveau zéro de l’ordinaire (Rubber, Wrong, Réalité, Au poste !), Dupieux n’a certes pas abandonné le recours au surréalisme. Mais depuis Le Daim, celui-ci n’est plus “irruptif”, ni disséminé ici ou là ; au contraire tend-il à se rapprocher au plus prêt du réel, au point de se confondre quasiment avec lui : ce qui les sépare étant de l’ordre d’un “inframince”, comme le définit Marcel Duchamp. Un impalpable, imperceptible, et cependant suffisamment signifiant pour basculer le récit hors le réel. Dans Mandibules, le battement d’ailes d’une mouche géante provoque ainsi un ouragan narratif à l’autre bout dudit réel.

Dumbs et diptère

Dupieux appréhende donc ici de le réel manière fidèle (ou frontale), et c’est autour d’un grain de sable que son film, à la manière d’une huître perlière, va uniformément recouvrir d’une nacre cosmétique pour faire en oublier l’origine exogène et l’assimiler dans la normalité. La victoire du banal sur l’extraordinaire — constituant paradoxalement pour le spectateur un événement extraordinaire — se transpose également dans l’enchaînement des rebondissements. Film dont les héros ont une conscience d’enfants poissons rouges ainsi une absence de capacité de projection, Mandibules s’installe dans un présent perpétuel. Et l’épuisement d’un tableau, d’un décor, d’une situation, d’un personnage entraîne le passage au suivant, sans remords ni atermoiement.

À l’image (somptueuse, d’ailleurs, dans son rendu velouté), les deux compères du Palmashow succèdent à Éric & Ramzy pour livrer ce que l’on peut attendre d’un duo naïf de buddy movie : une indéfectible complémentarité, sans malice aucune. Un sacré boulot, car ce ne doit pas être aisé de rester ainsi sans dévier sur le fil d’une candeur au front de taureau. Mais leur prestation est surclassée par celle d’Adèle Exarchopoulos, bien davantage inattendue dans ce registre de comédie. Interprétant un personnage légèrement affecté par un trouble de comportement, elle crée un mélange de gêne et de burlesque équivalent à un cocktail acide nitrique-toluène auquel un chien servira de détonateur — oui, comme ça, ça a l’air peu compréhensible, mais moins l’on en sait avant de le voir, plus on apprécie. Dans un horizon libre de tout Tuche, Mandibules pourrait devenir la comédie de Noël 2020 ; une manière pas piquée des vers de finir une année battant de l’aile…

★★★★☆ Mandibules de Quentin Dupieux (Fr., 1h17) avec David Marsais, Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos…

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