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It's a free world

Ken Loach s'immerge dans le quotidien d'une jeune et jolie femme transformée en vaillant petit soldat du libéralisme sauvage, sans changer pour autant son regard empathique et réaliste. La première gifle cinématographique de 2008. Christophe Chabert

À l'époque où notre cher pays n'avait pas encore vu l'électorat FN absorbé par une droite résolument décomplexée, certains cinéastes "politiques" (si, il y en a quelques-uns...) se demandaient comment filmer cet ennemi intérieur sans le fustiger, ni lui accorder de circonstances atténuantes. Aujourd'hui, la question ressurgit tandis que, mondialisation économique oblige, les méfaits d'un libéralisme sauvage masqué se font durement sentir. La Question humaine, récent essai de Nicolas Klotz, fournissait une réponse à moitié probante à ce délicat problème. Ken Loach, avec It's a free world, surprend son monde en filmant au plus près un petit soldat de l'esclavagisme économique moderne, d'autant plus dangereux qu'il prend les traits d'une blonde décolorée à forte poitrine et au minois séduisant. Une fille d'à côté qui pourrait tout à fait bosser comme secrétaire ou comme barmaid, si elle n'avait aussi bien retenu la leçon ambiante : pour être libre (comprenez, avoir du pognon), il faut asservir son prochain (entendez, exploiter plus faible que soi).

Sa petite entreprise

Rappelons qu'on avait laissé le cinéaste anglais avec une palme d'or sur les bras pour un film, Le Vent se lève, plutôt mineur même si son sujet - la guerre fratricide pour l'indépendance de l'Irlande du Nord - visait d'évidence ce genre de distinctions académiques. Le revoilà donc avec une œuvre majeure mais moins tapageuse, brûlot fulgurant à classer immédiatement aux côtés de Ladybird et Sweet sixteen, deux autres jalons récents dans la filmo de Loach. Le cinéaste anglais, aujourd'hui, ne semble plus avoir grand chose à prouver niveau mise en scène : le récit et la réalisation sont d'une grande clarté, jamais lestés par d'inutiles effets de style, portés par la certitude de viser juste et de filmer vrai. Mais It's a free world est malgré tout une révolution dans son cinéma ; pour la première fois, il ne s'attache pas à une de ces figures ouvrières écrasées par quelques profiteurs ou par le joug tragique de l'histoire et de la société. Passé de l'autre côté de la barrière, il accompagne ici la blonde Angie (incarnée par une Rebecca O'Brien effectivement charmante) dans sa petite entreprise de destruction sociale. Virée du cabinet de recrutement qui allait piocher du travailleur discount dans les pays de l'Est, elle décide de réclamer à son tour une part du gâteau. Réquisitionnant le jardin attenant à son pub préféré, elle y réunit chaque matin une main d'œuvre étrangère bon marché qu'elle envoie bosser à la journée sur des chantiers harassants. La force du regard que porte Loach sur son anti-héroïne, c'est qu'elle n'est à l'écran jamais présentée avec mépris ou avec distance ; cette araignée sans scrupule n'est pas moins sympathique que la mère célibataire se battant pour retrouver ses gosses dans Ladybird ou le salarié poussé au crime de Raining stones. Au cœur d'un monde dont elle est l'instrument mais aussi et surtout l'agent, Angie n'est dans le fond que le produit volontaire d'une logique cynique et égoïste, ce que démontre avec beaucoup de finesse la manière dont elle contacte ses "employés" pour une relation sexuelle éphémère. Ou encore sa façon de négliger son fils, en attendant de pouvoir lui offrir une vie qu'elle juge décente. Dans tous les cas, la valeur de l'humain est passée à l'as au profit d'un business plan vital fondé sur le bon plaisir d'une fille immature et irresponsable.

Ennemis invisibles

Le truc vraiment génial de It's a free world, en plus de la maestria avec laquelle il nous emporte dans un engrenage progressivement asphyxiant, c'est que Ken Loach se refuse jusqu'au bout à faire entrer dans le cadre un personnage plus négatif qu'Angie, un "méchant" vraiment méchant et du coup rassurant pour le spectateur. Le patron pourri ? Invisible ! Les ouvriers spoliés ? Tout juste bons à filer une petite rouste pas franchement volée à leur bourreau, mais incapables d'aller jusqu'à molester son gamin. La société anglaise viciée héritée conjointement de Thatcher et de Tony Blair ? Omniprésente dans le décor mais totalement absente de l'intrigue. Non, rien ne viendra sauver Angie, excuser ses actes, justifier ses méfaits. Et chaque fois qu'une porte de sortie lui est offerte, comme ce beau Polonais amoureux et prêt à fermer les yeux sur ses agissements, c'est elle qui choisit seule de la claquer avec véhémence et aveuglement. Jusqu'ici, le cinéma de Ken Loach avait parfois une fâcheuse tendance à jouer la carte de la fatalité sociale, à répéter en boucle que "le monde est ainsi fait et qu'on ne peut rien y faire". Avec ce film fort qui s'avale comme une gorgée d'alcool à 90°, il dit la même chose, mais la formulation inversée fait toute la différence : le monde est tel que nous le faisons, et il le restera si nous ne nous décidons pas à le changer. Angie, comme avant elle Rosetta, choisit librement de faire proliférer les ganglions de l'injustice. C'est un monde libre ? Oui, mais un monde de merde !

It's a free world
de Ken Loach (Ang, 1h33) avec Rebecca O'Brien, Tim Cole...

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