Nos petites bulles - Février 2011

Chaque mois, la sélection BD du Petit Bulletin. Février 2011 : où il est question d'enlèvement, d'emprisonnement, de cannibalisme, de schizophrénie et de charcuterie. Voici les BD qui ont retenu notre attention le mois dernier. Benjamin Mialot

Renée (Futuropolis)
Scénario et dessin : Ludovic Debeurme
Avec sa rondelette trentaine d'euros et ses presque cinq cents pages, "Renée" a de quoi décourager le chaland. Surtout si ledit chaland n'a jamais eu entre les mains le bouleversant "Lucille", dont "Renée" est la suite. L'occasion pour Ludovic Debeurme d'opérer un nouveau tour de force. Tour de force graphique d'abord, son trait, toujours affranchi des conventions, atteignant des sommets d'élégance. Tour de force narratif ensuite, la guigne maladive de son héroïne servant de prétexte à une triple étude de caractère d'une sensibilité sans égale. Il y a Lucie, à peine guérie de son anorexie et confrontée à l'incarcération de son fiancé, Arthur, le fiancé en question, pas très à l'aise derrière des barreaux, et enfin Renée, jeune femme éprise d'un homme marié qui va se retrouver étroitement liée au couple brisé. On n'en dira pas plus, sachez juste qu'ici, l'expression «lecture dont on ne ressort pas indemne» n'est pas galvaudée. Cœur de Glace (Dargaud)
Scénario : Marie PommepuyDessin : Patrick Pion
Connaissant Marie Pommepuy (l'ambiguë Miss Pas Touche) et Patrick Pion (le tordu et tordant Moloch Jupiter Superstar), on se demandait bien de quelle trempe allait être leur relecture de "La Reine des glaces" d'Andersen. Et bien le moins que l'on puisse dire, c'est que le résultat dépasse toutes nos (non) espérances, la paire ayant choisi d'envisager "Cœur de glace" non pas comme une épopée féérique, mais comme une école du malaise. Sur les traces de son ami Kay et de son ravisseur au teint de givre, la jeune héroïne du conte échappera ainsi à un charnier aux faux airs de verger idyllique, à de visqueuses horreurs prisonnières d'une princesse accroc aux sucreries, à un petit ogre traitant ses animaux de compagnie comme de la barbaque en sursis... Autant de dangers que transcende le style à la fois minutieux et grotesque de Pion, principal artisan de la réussite de cette dérangeante et néanmoins magnifique adaptation. Ce Goût (Ankama)
Scénario et dessin : Neyef
Malgré notre bienveillance à l'égard des éditions Ankama, il est un défaut que nous lui reconnaissons : sa légère tendance à faire primer la forme sur le fond et, de fait, à publier des bouquins aussi plaisants à contempler qu'ils sont pénibles à lire. Par exemple le récent "Pour une poignée de psychotropes", qui cache derrière sa fantaisie formelle (format cahier de textes, alternance de gaufriers et de croquis...) un cynisme nombriliste de mauvais aloi. Rien de tout cela dans "Ce goût", one-shot comico-gore qui voit le dénommé Harold se réveiller un beau jour avec en bouche une désagréable sensation. Sensation qui, malgré ses efforts culinaires, va se révéler de plus en plus insupportable et dérégler son train-train d'employé de bureau antipathique. Mise en images incisive, situations et personnages farfelus à souhait, finale bien amené malgré sa prévisibilité : passez-nous l'expression, c'est un régal. Rorschach (Six Pieds Sous Terre)
Scénario et dessin : Terreur Graphique
Il est toujours rassurant, pour qui compte parmi ses plus proches confidents un psychiatre, de constater qu'il existe plus atteint que soi. En l'occurrence le dénommé Terreur Graphique, à ne pas confondre avec Pixel Vengeur, qui vient de signer avec "Rorschach" un album aussi virtuose que troublant. Virtuose par sa capacité à évoquer les univers biscornus d'un Blanquet ou d'un Charles Burns sans jamais les singer. Troublant parce qu'au-delà de sa crudité graphique, de l'inventivité avec laquelle Terreur y fait couler sang et sueur, "Rorschach" est un incroyable voyage psychique. Le véhicule : un petit gros attifé comme un John Lennon queer qu'on suppose être l'auteur. Son carburant : la tâche du fameux test, qui fait surgir de cauchemardesques visions traumatismes enfantines et des démons intérieurs. Déconseillé si vous kiffez les laïus rétrogrades de Michel Onfray. Grouik – Tome 1 (Glénat)
Scénario et dessin : Kaze Dolémite
Qu'on se le dise, le magazine "Tchô" n'est pas seulement la poule aux œufs d'or de Zep. C'est aussi et surtout un intéressant vivier de séries jeunesse. On appréciait "Captain Biceps" et "Lou!", il faudra désormais compter avec "Grouik", petit cochon humanoïde au quotidien déjanté. Oui, déjanté. Dans les strips le mettant en scène on croise en effet un fantôme du sosie de Claude François, un proviseur prônant l'éducation par la machine à sous ou encore une grand-mère branchée breakdance et turntablism. Les cultures urbaines sont d'ailleurs au cœur du travail de Kaze Dolémite, son style évoluant à mi-chemin entre le graffiti (les typos rondouillardes et colorées) et le graphisme vestimentaire (perspectives tordues, aplats imprécis, corps géométriques...) tandis qu'en fin de volume figure une chouette playlist à dominante hip-hop. Pour tout dire, ce premier tome est tellement stylé et foufou qu'on rêve déjà d'une adaptation en dessinée animé sur "Cartoon Network". La madeleine de Proust du mois
Lady Oscar – Tomes 1 et 2 (Kana)
Scénario et dessin : Riyoko Ikeda
On ne remerciera jamais assez les tenanciers du Club Dorothée d'avoir eu la prescience de diffuser "Dragon Ball", "Juliette je t'aime", "Sailor Moon", "Nicky Larson", "Lamu" ou "Olive & Tom", entre autres porte-étendards de l'animation et de la bande-dessinée japonaises. Cependant, il convient de rendre à l'émission "Récréa 2" ce qui lui appartient, elle qui diffusa près de sept ans avant l'avènement de Jacky, Corbier et consorts "Albator 78", "Albator 84" et "Lady Oscar", étonnante relecture de la révolution française où le premier rôle est tenu par un certain Oscar François de Jarjayes, garde personnel de Marie-Antoinette dont la particularité est d'être une femme. Déjà publiée par Kana, la version papier de ce bijou de la bande-dessiné de cape et d'épée revient dans une édition rose et blanche d'une folle élégance. On ne peut que s'en réjouir, tant la création de Riyoko Ikeda n'a rien perdu de sa candeur et de son souffle. Et aussi...
"Dream Team" (Dupuis) : Quand Yann et Léturgie dévoilent les coulisses du "Journal de Spirou" et des éditions «Darpuis-LongKanard», ça donne un jeu de massacre référentiel et zoomorphique. Le rédac' chef est un paon suffisant, les actionnaires des encapuchonnés véreux, la BD pour filles un courant castrateur... Bizarre mais fendard.
"Chroniques Sauvages" (Glénat) : Avec cette quête d'un guerrier amérindien pour délivrer son peuple d'une malédiction ancestrale, François Lapierre (coloriste de Loisel) signe un western mystique et polaire de fort belle facture. On n'en revient toujours pas que ses planches, magnifiquement granuleuses, soient le fruit de l'informatique.
"Barrio" (Fluide Glacial) : Chef-d'œuvre autobiographique au trois-quart inédit, Barrio raconte le retour de Carlos Gimenez à Madrid (suite à sa terrible enfance en orphelinat, décrite dans Paracuellos) et sa jeunesse dans les rues de la capitale, à l'époque saignée par le franquisme. Dur mais passionnant.
"J'aime pas la musique" (Les Enfants Rouges) : Dessinant comme on griffonne un crobar bien chiadé dans un coin d'agenda, David Snug croque son adolescence avec un admirable sens du rythme et une causticité ravageuse. En un mot : punk, comme la musique et les planches qui l'accompagnèrent jusqu'à l'âge adulte.
"Le Roi Oscar et autres racontars" (Sarbacane) : Nouvelle adaptation, après "La Vierge froide", des souvenirs de Jørn Riel, écrivain danois qui vécut plus de quinze ans au Groënland. La formule mise au point par le tandem Gwen de Bonneval et Hervé Tanquerelle ne change pas (humour, aventure, noir et blanc tendrement caricatural), mais on ne s'en lasse pas.

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