Scott Walker

Bish Bosch (Beggars Banquet)

Comme l'a écrit un critique anglo-saxon : « Bish Bosch nécessite une connexion à Wikipédia et un microscope », une connaissance accrue de la mythologie, de l'art et de la lecture entre les lignes. Et sûrement pas mal d'autres choses. Une attention de chaque seconde notamment. Ici point de littéralité mais des poèmes abstraits vagabondant dans un univers musical en pleine déliquescence au gré des ondulations d'un crooner passé du côté obscur de la pop, il y a bien longtemps.

 

Même son titre incite à une interprétation multiple : il fait référence (bien qu'il y ait controverse sur le sujet) à la peinture de Jérôme Bosch – et, à n'en pas douter, entrer dans les replis de Bish Bosch c'est comme se perdre dans les détails des images satiriques et cruelles du peintre de Bois-le-Duc – mais aussi à un argot, celui des prostituées : « Bish Bo(s)ch » ou « the job is done » / « Le travail est fait ». Et quel travail !

 

Disons-le : à la première écoute, on se retrouve dans la peau d'un chimpanzé qui aurait à écrire une thèse sur le Palais idéal du facteur Cheval. Un palais que l'on aurait préalablement démonté pièce par pièce. Ou comme un manchot à qui l'on aurait refilé un harmonica et le dernier « album » de Beck (sorti uniquement sous formes de partitions, cette bonne blague).

 

Depuis qu'il a commencé à œuvrer en solo, pendant le hiatus des Walker Brothers, puis après leur séparation définitive, à la fin des 70's, Scott Walker portait déjà en lui les germes d'une noirceur qui telle un trou noir se mit à manger toujours un peu plus la matière pop de son œuvre. De son obsession pour l'Homme en noir belge, Jacques Brel, dont il livra de vibrantes versions anglaises et ventre-à-terre – son affolant Amsterdam –, à son hommage au Septième Sceau de Bergman ou à la déliquescence du régime soviétique sur Scott 4. Où le crooning déjà mutait. Et plus encore sur The Climate of the Hunter, première véritable tentative d'effacement pop.

 

Jusqu'au virage Tilt (1995)– comme un flipper qui débloque, la machine Walker crut-on se dérégla. Le crooner était pourtant encore là, déambulant dans l'usine indus à une époque où l'on célébrait – David Bowie en tête, mais sans l'assumer dans ses disques – les disques infernaux de Nine Inch Nails. A ces derniers, Walker abandonnait alors volontiers le folklore gothique à bas-résille et le grotesque rebelle mazouté au profit d'une intensité et d'une vérité nue quasi grégorienne.

 

Corps de Blah

Ce serait donc Hiéronymus Bosch, le grand inspirateur du successeur de The Drift (2006). En tout cas l'on peut l'y dénicher : Bosch, le peintre du sacrilège, de la dé-gradation de l'homme, de la plaie, de la dégénérescence démoniaque de l'âme. Le peintre du Jardin des Délices, triptyque où le Paradis est le meilleur chemin vers l'Enfer et sur lequel les deux volets extérieurs, comme les deux pans d'une fenêtre, referment le monde.

 

L'absence de basse et le crooning fantomatique de Walker, fait de falsetto flippant et parfois de … pets incongrus (sur Corps de Blah) font œuvre de décadence – matérialisée par la... dématérialisation de la cadence en silences angoissants, parfois coupés de samba glaçante (Phrasing) ou menacés de couteaux qu'on aiguise – à l'évocation des flux corporels, des germes, de la maladie, de la microbiologie. Bref, d'une vie pouilleuse et pestiférée, infernale qui se désagrège comme se déconstruit à vue d'oeil une œuvre, celle de Walker, dont l'emphase passée se dégonfle (à moins qu'elle ne se gonfle) dans l'abstraction – comme la grandeur finit horriblement par s'affaisser dans la chute, appelant sa propre fin par un excès orgiaque et suicidaire.

 

Car dans ce collage de mots en appelant autant au dadaïsme qu'au cut-up des poètes beats, il faudrait plutôt voir un dé-collage des mots, une libération-putréfaction de la langue, sa métamorphose en sons dénués de sens, comme un nouvel effondrement de Babel entraînant cacophonie et incompréhension. Comme si l'auteur Engel (le vrai nom de Walker) tentait d'une certaine manière de corrompre le chanteur Walker en le rendant imbitable – le faisant même chanter en Danois.

 

Compris, l'album de Scott Walker, risque de l'être assez peu. A l'occasion, il pourra en faire sourire certains (que fait Drogba aux côtés d'Attila, du Jutland et de Saint-Simon ?), mais en gardant à l'esprit que le rire est un masque – chez Bosch, une grimace – qui vire vite au jaune, jaillissant, comme le pus, d'une cicatrice jamais refermée qu'il faudrait condamner aux silences walkeriens. Que ce rire aussi fut un temps interdit aux hommes d'Eglise ; bref qu'il fut un temps une « plaie ».

 

Corps social

Ici la corruption du corps évoquée, qui est invariablement, des chrétiens à Freud, le symptôme de la punition d'une âme à mener vers la contrition, se traduit par une corruption de notre monde, un corps social déclinant, un empire à l'agonie.

 

Dans son supposé apologue sur L'Aventin en 494 avant JC devant la plèbe insurgée, Agrippa Menenius Lanatus aurait tenté ainsi de réconcilier plébéiens et patriciens : « Les membres du corps humain, voyant que l'estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l'estomac distribuait à chacun d'eux la nourriture qu'il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde ».

 

De son côté Rousseau, dans Le Contrat social annonce que : « le corps social aussi bien que le corps de l'homme commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa destruction ».

 

L'analogie semble fasciner Walker qui après avoir consacré une part de The Drift à la figure de Mussolini évoque ici Ceaucescu (The day the « Conducator » died (an Xmas song) - on notera l'ironie, le dictateur roumain ayant été exécuté le jour de Noël ; Walker lui offre d'ailleurs quelques notes de Jingle Bells) et la manière dont le corps social peut parfois s'amputer d'un membre responsable de sa propre nécrose – image cathartique mais vaine du corps du dictateur livré à la vindicte populaire (Mussolini, pendu comme un quartier de viande) et médiatique (Ceaucescu gisant furtivement, criblé de balles).

 

Corps à Cri

Ici, en effet, il semble n'y avoir rien à faire, comme sur SDSS14+13B (Zercon, A Flagpole Sitter) où un supposé bouffon nain d'Attila le Hun nourrit un rêve de liberté et de grandeur et d'élévation – aux sens propres – rapidement mué en un destin funeste – le voilà changé en tas de boue céleste, en « rien ». Comme dans Melancholia de Lars Von Trier – dont le dénouement ne laisse aucun doute –, comme dans Le Sacrifice de Tarkovski, comme dans les tableaux de Bosch ou Le Cri de Munch – dont Walker pourrait être la créature horrifiée au crooning devenu cri étouffé – le ver est déjà dans le fruit et plus rien n'inversera le cours des choses.

 

De fait, Bish Bosch pourrait tout à fait se résumer en un « what if ? », prononcé par Walker, mais entrepris par icelui depuis des années. Un « what if » purement rhétorique car sans retour : « What if I freeze and drop into the darkness ». Comprendre « freeze » au sens d'un écran sur lequel l'image en mouvement, d'un coup, se fige. La plongée est glaçante mais néanmoins vertigineuse. Accepter de s'abandonner, c'est ne pas en revenir tout à fait, car c'est en accepter la fatalité.

 

C'est aussi accepter le paradoxe d'un album auquel le mot « audacieux » ne peut rendre grâce – « fou à lier » le pourrait : celui d'être une œuvre dont on ne perce sinon le mystère, du moins l'intérêt, qu'après de multiples écoutes, mais qui fait à peu près tout pour vous dissuader d'y revenir.

 

Osant même ces quelques mots où l'on reconnaît l'humour, trop souvent occulté, du grand Scott « If music were shit you'd be a brass band » : « Si la musique était de la merde, tu serais une fanfare ». Quoi qu'on puisse penser de cet étrange Bish Bosch, il est donc de quelque manière que ce soit un retour en fanfare.

 

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