Mory Sacko : « on ne va pas au restaurant pour se nourrir »

Food / Quelques jours avant la réouverture de son resto Mosuke à Paris, mais surtout d'un atterrissage fracassant du côté de Fourvière avec le concept Edo, on a téléphoné au top chef Mory Sacko. Et parlé longuement confinement, partage et voyage. Et cuisines africaines.

Vous disiez cet hiver, à propos du nouveau confinement : « faire des boîtes quand tu ouvres ton premier resto, c’est pas ce que tu préfères, deux ou trois mois pour tenir ok, mais si j’en suis encore là en mars… » Trois petits points. On est au mois de juin…
Mory Sacko : Quand j’ai ouvert Mosuke [son premier restaurant, à Paris], on parlait déjà d’une deuxième vague de l’épidémie donc on savait qu’on allait sûrement devoir fermer, mais franchement personne n’imaginait que ce serait pour sept mois… Je ne suis pas tout à fait fou donc on était tout de même préparé à basculer sur une nouvelle formule [en l’occurrence des burgers au poulet frit], formule à emporter qui nous a permis de toucher une nouvelle clientèle, qui n’a pas forcément les moyens d’aller dans un restaurant gastronomique. Ça, c’est le côté positif, comme l’émission de cuisine que j’ai pu lancer sur France 3, mais il faut bien avouer que dans mon équipe tout le monde commence à fatiguer, surtout psychologiquement, et il était temps qu’on puisse rouvrir…

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Il y a beaucoup de spéculations sur les changements durables que va laisser cette crise et cela vaut aussi pour le monde de la gastronomie. À votre avis qu’est-ce qui va changer, ou qui est déjà en train de changer ?
Le changement le plus évident, c’est la place qu’a pris la commande de nourriture sur les plateformes de livraison. Phénomène qui est en train de s’ancrer dans la population, au-delà des jeunes qui étaient déjà familiers de la chose. Mais je ne crois pas que cela vienne mettre en danger la restauration traditionnelle : il s’agit là de deux modes de consommation totalement différents. La période actuelle a permis d’illustrer que même avec le meilleur chef du monde, recevoir sa nourriture dans une boîte dans son salon ça n’a absolument rien à voir avec le fait de s’installer dans une salle de resto pour y passer un bon moment. Un restaurant ne se résume pas à la nourriture qu’on y sert. Il existe aussi par tout le decorum, par toute la cinématique, comment on est installé et servi, et par le fait qu’on est avec des gens avec qui on partage un repas. On ne va pas au restaurant pour se nourrir, on y va parce que c’est un lieu de vie, parce qu’on veut fêter des choses, et c’est ce que ces sept mois de fermeture ont mis en lumière.

J’ai l’envie d’aller chercher ces étoiles

Depuis le premier confinement on a vu l’essor des cuisines virtuelles, dédiées aux plateformes, on a aussi vu des chefs étoilés arrêter la haute gastronomie. Vous, vous avez ouvert, à Paris, un vrai restaurant, en dur, avec un menu gastro. Est-ce qu’avec du recul vous regrettez ?
[Il rigole] Tout ce qui nous arrive prouve que l’on a pris la bonne décision. Les chefs deux étoiles qui ont décidé de passer à autre chose ont certainement largement eu le temps de faire le tour, c’est une manière pour eux de passer à une autre étape de leur carrière. Je suis jeune et j’ai l’envie d’aller chercher ces étoiles. La cuisine gastronomique apporte quelque chose d’important, pas seulement pour moi en tant que jeune chef, mais à la clientèle parce que c’est là qu’on vient pousser quelque chose à son maximum. Quelqu’un comme Mauro Colagreco [chef niçois, élu meilleur cuisinier du monde] : si le modèle du restaurant gastronomique n’existait pas il ne pourrait pas proposer la cuisine qu’il fait. Ces établissements ce sont des petites bulles de plaisir.

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Comment vous définiriez ce que vous faites ?
Une cuisine qui est ouverte sur le monde par ses influences, par tout ce qu’on va chercher en matière de technique, de produits, et surtout ouverte par sa curiosité. Je suis quelqu’un de très curieux qui emmagasine plein de connaissances et après je les réorganise pour les utiliser au quotidien. Donc une cuisine ouverte, simplement.

On a eu des années 2010 tournées vers le local : ce qui est bon c’est ce qui pousse à côté de chez soi. Est-ce qu’on n’a pas de ce fait perdu un peu en ouverture d’esprit ?
Il ne faut pas balayer cette démarche, parce que ce modèle du locavorisme, il est important, et il faut encore le faire comprendre à nos clients. Mais à une période où on ne peut pas voyager, on ne peut pas aller de par le monde, le fait de manger un jour érythréen, puis iranien, et à la fin laotien, c’est aussi une manière d’aller vers ces différents pays. C’est important pour moi qui suis convaincu que la gastronomie, mais aussi la nourriture au quotidien, sont des ambassadeurs de la culture.

Chez vous, vers où on voyage ?
Chez nous on voyage entre le Japon et l’Afrique subsaharienne : l’Afrique de l’Ouest, Centrale, et la corne de l’Afrique. Quand on parle de cuisine africaine, j’insiste sur son caractère pluriel. Parce que ces différentes cultures culinaires ont des marqueurs différents. La cuisine subsaharienne ce sont autant des plats mijotés autour d’une viande (Mali, Mauritanie), qu’une cuisine marquée par le poisson (en Côte d’Ivoire, au Sénégal), et aussi des sauces comme la sauce mafé, qui sont là pour accompagner une céréale, d’ailleurs souvent peu connue ici : comme le sorgo, le mil, le fonio. À l’Est on retrouvera des recettes plus végétales avec une large part laissée aux légumineuses. Plus j’observe ces cuisines plus je constate qu’elles utilisent beaucoup ce qu’on appelle aujourd’hui des super aliments, qui ont aussi des caractéristiques gustatives qui sont folles. Dans la corne de l’Afrique, qui est au carrefour du monde, qui est sur la route des épices, le métissage culinaire est déjà là, avec des influences d’orient, d’Inde, et de toute la cuisine africaine.

Ça parait bizarre comme question

C’est une cuisine que vous connaissez depuis longtemps ?
Oh, non ! Moi la cuisine que je connaissais le mieux, puisque c’est ma cuisine maternelle, c’était la cuisine d’Afrique de l’Ouest. Celle d’Afrique Centrale aussi un peu, car j’avais énormément d’amis d’Afrique Centrale et je passais mon temps à manger chez eux. Celle de l’Est c’est celle que je connais le moins bien, et ça m’éclate car j’en apprend tous les jours, j’en apprends autant que sur la cuisine japonaise, et ma cuisine évolue quotidiennement grâce à ça. Mes clients je les amène à apprendre en même temps que moi, au fur et à mesure de mes découvertes. Il y a un perpétuel apprentissage et donc une évolution constante. Quand je rencontre des gens de régions d’Afrique que je connais peu je les questionne sur leur alimentation. Ça parait bizarre comme question « qu’est ce que tu manges ? », mais pour moi c’est assez naturel [il rit].

Avant le confinement, à propos de la street food que vous alliez servir, vous disiez : « on va rendre hommage à la cuisine noire, à la soul food de la Nouvelle-Orléans ». On change encore de continent…
Il y a une base commune avec les cuisines africaines, même si c’est devenu une autre histoire. Avec Mosuke je tenais vraiment à rester sur trois territoires, mais avec la street food je voulais aussi faire des clins d’œil à ce qu’on peut appeler la cuisine noire au sens large. La cuisine soul food c’est une cuisine de descendants d’esclaves africains, qui ont conservé certains plats qu’ils faisaient sur leurs terres d’origines. Au final ces plats ont évolué, se sont adaptés et sont devenus une expression différente de la cuisine africaine. Quand on mange de la soul food on mange quelque part un petit peu d’Afrique, mais qui a évolué en étant sur un territoire différent avec un peuple différent. J’en ai fait l’expérience aussi au Brésil, là aussi avec les cuisines des descendants d’esclaves. Un jour sur un marché, j’ai eu un flash sur un plat qui était littéralement un plat que ma mère me faisait à la maison, il y a deux trois choses qui changeaient mais le plat sinon était littéralement le même. J’ai été ému de retrouver ces gouts-là au Brésil : je ne m’y attendais pas.

Le Japon, comment il se retrouve parmi les trois territoires de votre cuisine ?
Le Japon il se situe partout chez moi depuis que je suis jeune. Ça a commencé gamin avec les mangas. Tout petit je regardais beaucoup d’anime, j’en regarde toujours, d’ailleurs quasiment les mêmes. En grandissant cette passion pour la culture manga est devenue une passion pour la culture japonaise au sens large. Par mon métier, naturellement, je me suis penché sur la cuisine de l’archipel. Et au final cette gastronomie, bien que je ne sois jamais allé au Japon, je l’ai toujours cherchée dans ma carrière. En travaillant avec des chefs qui avaient une influence japonaise, dans des brigades où il y avait beaucoup de cuisiniers japonais, j’ai beaucoup échangé avec eux, je les ai beaucoup embêtés pour savoir comment ils cuisinaient et jusqu’à essayer de comprendre réellement leur cuisine. Il y a encore plein de choses à apprendre pour moi dans ce domaine, mais je commence à en avoir une assez bonne compréhension.

Edo c’est un projet résolument street food

On retrouve cette influence japonais dans votre projet Edo.
Edo c’est un projet résolument street food, il n’y a pas d’ambition gastronomique : l’objectif c’est vraiment de se faire plaisir en mangeant des bonnes choses, mais simples et accessibles. Le but c’est de lancer une conversation entre différentes cuisines de rue : le yakitori japonais qui va converser avec le poulet jerk, à la jamaïcaine, qui va lui même discuter avec le dibi sogo qui est une grillade de rue qu’on retrouve au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Mali. À chaque fois l’idée c’est de trouver cette belle brochette, faite de manière quasi traditionnelle, mais réveillée avec une épice qui souvent vient d’Afrique. Le dibi sogo est avec une mayo au miso alors que les aubergines laquées sont avec des épices berbères… Ce sont les épices finalement qui viennent apporter un peu de complexité et faire le trait d’union entre ces différentes cultures. On retrouvera aussi un MS Bucket, clin d’œil à la street food et à "on sait qui". Et puis le gatsby sandwich que je me suis beaucoup amusé à faire et qui vient d’Afrique du Sud. C’est plutôt un plat de la classe ouvrière, un tout-en-un assez énorme dans lequel on trouve des protéines, des crudités, des frites, une tonne de choses entre deux tranches de pain. On a retravaillé ce sandwich et on lui a apporté un peu plus de beaux produits mais gardé cet esprit riche. Ça m’amuse de garder ce côté fat et se dire qu’on peut le manger en le partageant à deux, sans trop culpabiliser.

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