Yuval Pick : « la pratique physique sculpte notre expressivité dans le lien avec l'autre »

Pierre Pontvianne + Russell Maliphant + Yuval Pick

Le Toboggan

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Danse Contemporaine / Le chorégraphe Yuval Pick crée actuellement une nouvelle pièce et son mandat à la direction du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape a été exceptionnellement prolongé. Une double occasion de nous entretenir avec l’artiste.

Votre mandat à la tête du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape (CCNR) a été prolongé exceptionnellement… Pourquoi ?
Yuval Pick :
Mon mandat a été prolongé de trois ans, jusqu’à la fin de l’année 2024. La raison principale c’est que, suite à un incendie criminel, nous sommes hors les murs du CCNR depuis quatre ans. Je suis chargé d’imaginer la réouverture du bâtiment à l’horizon de l’automne 2023, de défendre ce lieu important pour la danse en France.

à lire aussi : Yuval Pick, prolongé au CCN de Rillieux-la-Pape

Avec toutes les tutelles (commune de Rillieux, État, Métropole…), nous avons constaté que le CCNR en l’état, construit en 2002, doit être amélioré, pour le rendre plus accessible et plus ouvert à l’extérieur. Avec notamment tout un travail à effectuer sur le parvis que l’on souhaite plus poreux au voisinage, plus ouvert aux Rilliards. À l’intérieur du bâtiment, il y aura aussi un nouveau studio dédié au travail de médiation, en lien avec le tissu associatif de la commune.

Quel est le projet global du CCNR aujourd’hui ?
À Rillieux, le CCNR est l’un des principaux lieux culturels de la ville. De notre place, il s’agit à la fois de développer l’art chorégraphique à haut niveau, et de renforcer le sentiment d’appartenance des Rilliards à travers la danse. Selon moi, la danse est particulièrement à même de renforcer ce sentiment d’appartenance vis-à-vis de la ville, du lieu, où l’on vit.

Comment cela ?
Le corps est le premier lieu de chaque individu. Quand on active son corps, on active qui on est : on sait alors ce que l’on peut donner à l’autre, puis ensuite recevoir de lui. Cet ancrage par la danse est d’autant plus important pour moi, que je suis moi-même un immigrant en France : c’est la danse qui a défini, créé mon ancrage en France.

La danse a pour fondement le lieu le plus important pour chacun d’entre nous : notre corps. L’objectif ensuite c’est de faire se rencontrer les gens à travers certaines formes de mouvements : les gens, à partir de la danse, à partir de leurs "soi-corps", trouvent ensuite comment ils peuvent contribuer à ce que j’appelle "l’espace-entre", l’espace entre moi et l’autre. Et cela, à partir de son sentiment d’appartenance, d’ancrage corporel.

L’espace-entre est modifiable, on peut le travailler par la danse, par ce langage originel qu’est le mouvement qui permet d’aller au-delà des frontières et des codes fixes, prédéfinis. À partir du mouvement et de certaines tâches chorégraphiques, on peut réellement faire vivre l’espace, l’élargir, enrichir les perceptions de l’espace commun, la relation de chacun avec un groupe ! Pour contribuer au groupe, la seule condition préalable c’est l’engagement. Ma philosophie de la danse c’est : quand je danse, je sens mon "soi", je peux alors recevoir et donner, participer à un groupe.

À Rillieux, il y a des quartiers très éloignés les uns des autres, et une population avec 73 différentes nationalités d’origine ! Je souhaite que le CCNR soit un centre où les gens peuvent traverser ce processus-là, et devenir à même de contribuer au collectif.

Comment s’articulent aujourd’hui votre direction du CCNR et votre travail de chorégraphe ?
J’ai longtemps travaillé surtout sur les liens entre la musique et la danse. Depuis mon arrivée à Rillieux, le lieu lui-même du CCNR et du quartier est entré, consciemment ou inconsciemment, dans ma création, sa géographie et sa spécificité influencent mon travail.

À Rillieux, il y a donc tous ces groupes hétérogènes et ce problème d’espace commun (comme je le disais précédemment) de mise en lien entre eux. Et ma pensée de l’art et de la danse consiste à interroger à quoi la danse sert pour faire société et construire des valeurs communes.

Aujourd’hui, le commun, la fraternité, la considération de l’autre manquent dans notre société. Les lieux de spectacle sont des lieux de rassemblement très importants, mais j’aimerais qu’ils s’ouvrent davantage pour la danse contemporaine, que les salles programment des séries plus longues (comme c’est le cas à la Maison de la Danse et dans certaines salles parisiennes ; ailleurs les salles proposent seulement un soir de représentation). Il n’y a pas assez de visibilité de la danse dans ces lieux de rassemblement.

Le théâtre n’est pas seulement un lieu de consommation de spectacles : ce rituel du théâtre, la communication non verbale avec la danse, l’art en temps réel, c’est précieux ! La danse passe à travers les corps des interprètes, et c’est un manifeste de vie et de sensible en temps réel.

Il y a aussi l’importance de sortir des théâtres, du mouvement en temps réel, de l’émotion in situ : dans les musées, les espaces publics… Après deux ans de Covid, je multiplie les initiatives en ce sens, pour donner à nouveau confiance dans les rassemblements.

Pour refaire société, il faut pratiquer

Vous insistez sur la notion de pratique, avec votre méthode Practice par exemple…
Pour refaire société, il faut pratiquer, et chaque pratique du corps est la bienvenue (le yoga, les arts martiaux…), toutes les connexions corps-esprits. Il s’agit là de renforcer l’humain, d’enrichir l’humain. On ne peut pas, pour cela, compter seulement sur les interfaces numériques. La pratique physique sculpte notre expressivité dans le lien avec l’autre.

Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre création en cours, FutureNow ?
Au début ce devait être une pièce pour le jeune public, et elle s’adresse finalement à la part d’enfant en chacun de nous, quel que soit notre âge. L’enfance, ce cristal, ce moment d’innocence qui comptera toute notre vie. J’ai posé à chacun des quatre danseurs de la compagnie les deux questions suivantes : Comment étiez-vous créatif enfant ? Quand avez-vous ressenti une différence avec les autres ? La pièce explore des souvenirs d’enfance à travers ces deux questions, et les quatre solos entremêlés sont co-créés avec les danseurs. C’est un manifeste de l’enfance cristal, à partir d’une matière quasi documentaire donnée par les danseurs, tirée de leurs biographies.

Pourriez-vous vous-même répondre à ces deux questions ?
Enfant, j’ai pratiqué beaucoup les danses traditionnelles en Israël, je dansais pour les mariages, les fêtes de famille, avec costumes, orchestre... Je faisais partie de groupes folkloriques et je n’ai appris la danse savante qu’à partir de l’âge de seize ans. J’ai aussi beaucoup dansé seul, dans ma chambre. Cet enfant créatif que l’on a tous été, on a tendance à l’oublier devenus adultes, et on l’attribue seulement aux artistes. Mais il y a une créativité dans la vie quotidienne qui consiste à trouver des solutions, de s’engager autrement, etc. Cette créativité permet d’aller au-delà des frontières, d’aller au-delà de ce que je connais, pour rencontrer l’autre.

Dans cette nouvelle pièce, comme dans d’autres, l’interprète n’y est donc pas un simple exécutant ?
Je défends dans mon travail et au CCNR cette place centrale de l’interprète qu’on a un peu oublié. Or, l’interprète est un créateur, c’est lui qui fait naître chaque soir le spectacle ! On privilégie trop l’auteur à son détriment, on écrit rarement sur les danseurs par exemple… Ce danseur qui crée un manifeste de vie sur scène, une cristallisation de l’âme par le corps sans objet médiateur.

Je valorise le danseur à travers trois mots : créateur, interprète, transmetteur. En tant que transmetteur, le danseur peut faire œuvre citoyenne, en partageant cette expérience avec le public hors scène, en donnant cette expérience à partager : la pratique du corps. Je pense que la danse, par exemple, n’a pas assez de place dans l’Éducation Nationale, à l’école. À Rillieux, nous avons quelques expériences avec les lycées, les écoles primaires et autres établissements, mais ça reste rare en France. Paradoxalement, la danse contemporaine est beaucoup soutenue par les collectivités publiques en France, mais elle manque encore de visibilité (à travers les séries en salles, ou un lien plus fort avec l’Éducation nationale). Il faudrait aller jusqu’au bout !

Quelle est votre actualité artistique à venir ?
Je présenterai FutureNow à Rillieux en janvier 2022, et, en mars une pièce pour huit danseurs du Ballet de l’Opéra de Lyon, intitulée There’s a blue bird in my heart au Toboggan de Décines. Pour 2023, je suis sur le projet d’une pièce pour douze danseurs, âgés de 23 à 55 ans. On va travailler sur la notion du multiple et du rituel moderne pour construire un commun, en s’appuyant sur des procédés traditionnels : des chants, des instruments traditionnels, des danses rituelles…

Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape
30ter avenue du Général Leclerc, 69140 Rillieux-la-Pape
T. 04 72 01 12 30


Une vie chorégraphique organique

À cinquante et un ans, Yuval Pick a déjà derrière lui une belle carrière de danseur (avec Ohad Naharin, Tero Saarinen, Russel Maliphant…) et quelque vingt pièces à son actif. Il a succédé, en 2011, à Maguy Marin à la direction du CCN de Rillieux-la-Pape, et a pris à bras le corps son engagement dansé dans cette ville complexe. À bras le corps, c’est le cas de le dire pour cet artiste qui, que ce soit dans ses créations ou ses fonctions au CCNR, fonde l’essentiel de sa pratique sur le corps. Un corps vivant, organique, assujetti à la pesanteur, grevé d’Histoire et de mémoire, qui est une part essentielle de l’identité de chacun. Le lien avec l’autre, comme le rapport à soi, passeraient selon Yuval Pick par le corps et ses affects, avant les mots et les récits, ou du moins de manière aussi importante. On dirait du Spinoza dans le texte, mais Yuval Pick est toujours rétif aux références trop appuyées, ou aux étiquettes trop enfermantes. De pièce en pièce, d’expérience en expérience, il trace son chemin sans trop s’embarrasser de théories ni de modèles ou de contre-modèles, tout en prenant le temps, après coup, de la pensée et du retour réflexif sur sa pratique.

Practice

Que ce soit pour ses propres créations ou pour sa transmission de la danse, Yuval Pick a peu à peu élaboré une méthode et une philosophie de la danse dénommée Practice. Qui propose à chaque danseur (amateur ou professionnel) une écoute et une attention singulières de son corps, corps entendu comme un ensemble fait de masses, de muscles, de strates organiques, de chair sensitive… Plutôt que de chercher la belle forme et d’échapper à la pesanteur (image d’Épinal de la danse), le mouvement se crée à partir de la subjectivité intime et organique du danseur. On ne s’oublie pas par la danse, mais on s’y déploie, on s’y révèle, on s’y réinvente. D’où, parfois, pour les spectateurs des pièces de Yuval Pick une gestuelle troublante et inhabituelle. Mais c’est une écriture fondée sur une recherche de longue haleine, sincère, persévérante : une quête à même les corps de notre potentiel créatif individuel et collectif.


Yuval Pick en quelques dates

1970 : Naissance en Israël

1991 : Intègre la Batsheva Dance Compagy de Ohad Naharin. Et à partir de 1995, danseur pour Tero Saarinen, Carolyn Carlson, Russel Maliphant…

1999 : Intègre durant deux ans le Ballet de l’Opéra de Lyon

2002 : Premiers pas comme chorégraphe et fonde sa propre compagnie The Guests

2011 : Succède à Maguy Marin à la tête du Centre Chorégraphique National de Rilleux-la-Pape

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