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Étienne Comar et Alex Lutz : « faire voir en travaillant l'intériorité, l'économie et l'ellipse »

À l'ombre des filles
De Étienne Comar (Fr-Be, 1h40) avec Alex Lutz, Agnès Jaoui, Veerle Baetens, Hafsia Herzi, Marie Berto

À l'ombre des filles / Scénariste et producteur à succès ("Des hommes et des dieux", "Timbuktu"), Étienne Comar avait signé un biopic en demi-teinte ("Django"). Plus modeste, son deuxième film est une franche réussite où il dirige Alex Lutz en chanteur lyrique animant un atelier dans un centre pénitentiaire pour détenue. Conversation avec le cinéaste et son interprète.

De Django à À l’ombre des filles, vous changez radicalement de forme et de “dimension”…
Étienne Comar :
Dango était un premier film plein de contraintes : la reconstitution historique, celle d’un personnage… C’était très lourd comme projet pour un premier film même si j’ai adoré le faire ; pour le deuxième, j’avais envie de revenir quelque chose de beaucoup plus “minimal”, plus intime mais qui traite aussi de la musique. J’avais eu cette idée avant Django, après Des hommes et des dieux.

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Je voulais faire un film sur la libération par le chant — parce que j’en fais moi-même — et en cherchant les histoires et les endroits où ça pouvait s’exprimer, il y a eu l’idée de le situer dans une prison de femmes. Pour le côté métaphorique : que c’est que de se libérer par le chant en étant contraint, confiné dans des murs, avec un emprisonnement très physique. L’histoire est née avec une rencontre avec Michaël Andrieu, qui avait fait des ateliers musicaux dans des prisons : qu’est-ce qu’il arrivait à apporter — ou pas — aux détenus avec cette question de la libération vocale. Il y avait un beau sujet à traiter.

Faire de votre chanteur un contre-ténor, était-ce pour lui donner un côté plus fragile ?
Oui, j’ai toujours aimé ces voix de contre-ténor. Il y a une fragilité et elles questionnent l’identité : est-ce qu’elles sont masculines, féminines, enfantines, d’adultes ? Ce sont des voix très difficiles à porter : leur voix “normale” n’ont rien à voir avec celle qu’ils ont quand ils chantent ; une espèce de décalage, comme s’il y avait une autre identité qui leur donnent une autre dimension.

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Je voulais cette contradiction à l’intérieur du personnage qui ne supporte plus sa voix, qui a du mal avec elle dans cette période de sa vie. Il y a presque une correspondance entre la part de féminité qu’il pourrait avoir avec sa voix et les détenues. Tout d’un coup, quand il se met à chanter, tout il y a une espèce de connivence qui s’installe entre eux alors qu’auparavant c’était plus froid et distancié.

On cherche toujours à surprendre

Cette idée d’opposition ou de renversement des situations attendues court à travers tout le film. Outre le paradoxe voix féminine/corps masculin, vous placez également votre chanteur en situation d’être dragué par une femme dans un bar — femme qui va ensuite le payer comme s’il était un prostitué. Tout semble en permanence dans une recherche de contrepied…
On cherche toujours à surprendre — j’espère en bien [sourire]. En fait, quand on rentre dans un film de prison, il y a tellement de clichés, de passage obligés (quels sont les crimes commis par les détenus etc.), qu’il fallait trouver à chaque fois des contrepieds : dans le traitement du personnage d’Alex Lutz (son rapport avec les femmes, qui évidemment est compliqué du fait de sa relation avec sa mère) ; dans ce qu’on attend d’un atelier comme celui-là (va-t-il se faire ou non ? Y vient-il pour se soulager sa conscience ?)… Toutes ces questions ont été inhérentes au moment de l’écriture et à celui de la fabrication du film.

Avez-vous tourné en prison ?
Oui, à Marche-en-Famenne, en Belgique. Je voulais absolument qu’il y ait des séquences tournées en prison ; d’autres ont été faites en studio : la salle de cours qu’on a reconstituée à l’identique, quasiment ; idem pour quelques cellules qu’on a refaites. Mais tout le puits central, les circulations, le grand gymnase à la fin où se tient le concert, tout ça est tourné dans la prison qui nous a — c’est délicat de dire ça — ouvert ses portes. Le directeur a été intéressé par l’expérience de tournage, il était très porté sur la question de la réinsertion des détenus. On a aussi tourné dans une autre prison en Belgique.

Avez-vous ressenti le sentiment d’enfermement ?
Alex Lutz
: Nécessairement parce qu’il y a ces jeux de sas particuliers ; pour autant ce sont de nouvelles formes de prisons, dans leur façon d’être pensées et administrées, avec une modernité apparente, très claires, aseptisées, gérées par tout un système informatique. Ça viendrait presque à annuler l’imaginaire très anxiogène qu’on aurait des prisons — et je pense que c’est aussi fait pour annuler cela pour les détenus. Mais c’est un îlot fermé où la privation de liberté est là, donc le ressenti de privation de liberté est au-delà du bunker proposé quel qu’il soit. C’est très gris, et c’est fermé. On a beau avoir une petite table, des mandarines, ça reste très anxiogène.

E.C. : En plus on a tourné entre les deux confinements. D’une certaine manière, le film en parle. Du reste, je disais toujours que le deuil était une forme de confinement et le confinement, une forme de deuil — ça fonctionne dans les deux sens.

A.L. : On a tourné à l’issue du premier confinement — vous savez, le sympa où tout le monde disait que la vie d’après serait formidable — avant le deuxième qu’on n’aimait pas. On a attaqué le tournage et qu’on était parfois sur des terminologies dont on ignorait si elles allaient avoir un avenir : le mot “confiner”, la possibilité de se toucher, de se serrer la main, le fait de porter des masques ou pas… Des questions toutes bêtes. Ça donne des choses intéressantes pour ce film-là.

E.C : Quand j’ai montré le film pour la première fois, des étudiants qui étaient restés pendant tout confinement dans leur chambre m’ont dit : « c’est exactement le sentiment que j’avais éprouvé ». La prison reste sans comparaison parce qu’en plus il y a la peine et la culpabilité, mais le film s’est fait un petit peu en transparence avec cette période.

C’est un chanteur connu

Vous aviez déjà interprété dans Guy un chanteur en crise, comment avez-vous procédé pour construire ce nouveau personnage ?
A.L
. Bah dans 5e Set j’aborde un joueur de tennis en crise. C’est toujours intéressant d’aborder un personnage par une forme de rupture à un moment donné. Ça dépend aussi du scénario. Si vous commencez avec : « Nathalie n’avait aucun problème ce soir-là et elle n’en aura plus » bon ben d’accord… Mieux vaut un personnage qui tâche de faire un chemin à un moment donné. Là, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose à apporter, mais en creux : une forme d’intériorité. C’est un chanteur connu qui, dès lors qu’il n’est pas sur scène est plutôt dans l’économie de moyens, de mots, de voix. Faire voir plutôt que dire avec de l’économie et de l’ellipse, ça m’intéressait bien.

Avez-vous travaillé avec un chef de chœur ?
A.L.
: Quelqu’un me fait travailler la voix depuis des années, notamment sur Guy ou sur ce que j’ai pu faire sur scène de temps en temps, mais aussi sur le souffle, le corps, le masque. Parce que ça répond à une sorte de grammaire importante à respecter. Ensuite, j’ai fait ma petite cuisine. Je n’aime pas trop faire d’immersion, à part lorsque c’est extrêmement technique : pour 5e Set, je n’avais pas le choix, j’ai dû faire du tennis ; pour autant je n’ai pas rencontré 36 champions parce que c’est très inhibant et ça crée un travail d’imitation et ce n’est pas mon métier. Le mien est d’être cette personne-là, dans sa particularité en respectant des choses qui doivent se faire pour la véracité. En plus, mon personnage n’est pas un professeur de musique, il n’a pas pas quinze ans d’enseignement ni les réflexes — c’est ça qui m’intéressait au contraire. Et c’est pour ça que je préférais arriver vierge.

Dans ce film, la musique et les chants se substituent souvent à la parole ; il y a par conséquent une grande épure au niveau des dialogues. Comment avez-vous travaillé l’écriture du silence ?
E.C.
On l’a intégrée au moment du tournage des scènes, en laissant filer ; et puis énormément pendant le montage. Je savais c’était un film qui allait comporter sa part de dialogue et de silences — que ça soit pour le personnage d’Alex dans son intimité ou dans les scènes de groupe rien se passe pendant cinq secondes. Ça se construit entre le tournage et le montage. Et le montage permet de rajouter, de doser, de casser le silence, d’enchaîner une séquence de jeu sur les contrastes… La solitude et le silence sont des sentiments qui peuvent être très liés : le silence est le terreau d’une certaine solitude. Et il y a le non-dit, c’est qui est une grande partie du silence en prison, qui était un parti pris de départ : ne pas raconter ce qu’on fait les filles au départ. Quand on est intervenant et qu’on arrive dans une prison, on est dans ce questionnement-là : on sait pas ce qu’ont fait ces femmes ou ces hommes. On a envie de savoir, on est curieux, mais en même temps, on sait qu’on ne peut pas savoir parce que c’est une chose qui est intime qu’il n’est parfois souhaitable de savoir — parce que ça peut être un point de faiblesse par rapport aux autres. Il y a donc tout un jeu de caches, et des choses qui s’annoncent, qui se disent.

A.L. : Pour moi, l’alternance de pleins et de creux est la clé, un ingrédient nécessaire dans un bon film. Bien sûr, vous pouvez avoir un films extrêmement stylisés où le son et la parole ne cessent d’amener des choses pour créer une émotion chez le spectateur. Mais si on veut être sur une atmosphère vraisemblable ou naturaliste, il y a quand même une grammaire qui n’existe pas à l’écrit ni aucun manuel de ponctuation : le ton, l’hésitation, l’accident, une expression de visage… Tout ça n’existe que parce que ça n’est justement PAS écrit. Si vous n’avez plus cette place en tant qu’acteur, c’est un cauchemar. C’est souvent ce qui pose problème dans les films de télévision très très très très très explicatifs car il faut penser à la ménagère qui est vite allée se chercher un yaourt.

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