Avec "Pinocchio", Matteo Garrone signe le billot-pic d'une tête de bois

Sur Amazon Prime Video / Cela se voyait comme le nez au milieu la figure : le "Pinocchio" de Matteo Garrone allait être le grand film d’art et d’essai familial des vacances de Pâques au cinéma. Les événements auront fait mentir cette prédiction : il sera celui de la rentrée de mai. Dans votre salon, via Amazon Prime Video…

Italie, dans un XIXe siècle parallèle. Geppetto, brave et pauvre menuisier, sculpte dans une bûche magique un pantin turbulent qu’il baptise Pinocchio. Celui-ci va s’animer, accumulant les bêtises, avant de s’enfuir, incapable de céder à ses envies naïves. Mais sa bonne fée veille…

Transposer Pinocchio pour un cinéaste italien revient de notre côté des Alpes à porter à l’écran Les Misérables : au prestige du roman dans la culture nationale et internationale s’ajoute le poids des devanciers ayant voulu donner leurs vision et images d’un texte aussi emblématique. Difficile, donc, de se ménager une place. Sauf si l’on a les arguments et la légitimité. Il n’échappera à personne que Matteo Garrone dispose des arguments artistiques et techniques, autant que de légitimité pour entreprendre un conte dont le protagoniste est, une fois encore après Dogman ou Reality, un candide. Un être simple à la croisée de deux mondes ; celui des rêves dans lesquels il se figure être et celui de la réalité où il évolue — l’enjeu étant de dissocier ou de réunir les deux, définitivement.

Je s’appelle Pinocchio

Se montrant d’une fidélité viscérale au texte de Collodi, Garrone illustre avec joliesse ce conte philosophique, tout en maintenant l’ambiguïté entre rêve merveilleux et cauchemar enfiévré. Roman d’apprentissage et d’édification morale nimbé d’une cruauté (légèrement édulcorée par la version de Disney), Pinocchio suit une trajectoire parsemée d’animaux anthropomorphes, d’étapes douloureuses résumant les valeurs ou contraintes sociales : l’enfant doit se soumettre à une somme de préceptes puis triompher de chausse-trapes et de tentations pour être digne d’être coopté par les adultes. Son évolution lui enseigne la culpabilité, la conscience des autres mais aussi la valeur de l’amour sans contrepartie, inconditionnel. Terriblement freudien, d’autant qu’il noue avec son substitut maternel, la fée (qui grandit en âge plus vite que lui), un lien très particulier dans des ambiances à la Peau d’Âne façon Jacques Demy/Jim Leon.

Offrant à Benigni l’occasion de se réconcilier avec ce classiques qui lui avait valu un bide retentissant (il endosse ici le rôle tire-larmes de Geppetto, davantage taillé pour lui que celui du pantin), Garrone signe une synthèse saisissante où Kafka voisine avec les frères Grimm, où Méliès côtoie le numérique. Le caractère hybride des décors et des personnages n’est en rien perturbant : il s’accorde à la nature-même de Pinocchio, lequel a d’ailleurs déjà presque tout du vrai petit enfant qu’il aspire à devenir, y compris l’œil écarquillé et le zézaiement… à apprécier en version originale uniquement.

Pour les petits et l’écran

Mutatis mutandis… Il y a pour finir quelque ironie tragique à assister sur petit écran à la naissance de ce film initialement prévu pour faire vibrer le plus grand de toute sa puissance colorée, dramatique et symbolique. Du symbole en effet, puisque Pinocchio conte aussi la métamorphose d’une œuvre d’art douée d'une vie propre et magique, soit un objet poétique et éternel, en un être humain ordinaire et mortel. Là où il a fallu à la marionnette faire preuve de raison et bénéficier de tout l'amour de son Gepetto de père pour qu’il se transmute en petit garçon, une saloperie de virus aura suffi pour contraindre le coproducteur et distributeur du film en France Jean Labadie à le transformer en œuvre de prestige pour la SVOD. L’arbitrage fut, semble-t-il, rapide car il en allait de la pérennité de sa structure indépendante Le Pacte : les investissements promotionnels déjà engagés d’une part, la propagation de liens pirates de l’autre (le film étant sorti à Noël en Italie) l’ont convaincu d’opter pour ce choix. Un choix vu comme une trahison par les exploitants, en particulier ceux de l’AFCAE. Sous la plume de son président François Aymé, l’association française des cinémas d’art et d’essai s’est émue dans une tribune de cette cession faisant de facto disparaître un film porteur de leur horizon d’ouverture. Ce Pinocchio sera-t-il du bois dont on fait des cercueils ou dont on bâtit des charpentes ? Il restera en tout cas comme un grand film autant que comme un précédent en France…

Pinocchio
Un film de Matteo Garrone (It-Fr-GB, 2h05) avec Roberto Benigni, Federico Ielapi, Gigi Proietti, Marina Vacth…
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