Prophète en son pays

Alsacien d'origine congolaise, rappeur-slammeur amoureux de Brel, ex-fondamentaliste musulman licencié en philo, ancien délinquant, lauréat des Prix Charles Cros et Constantin, Abd Al Malik n'a cessé de brouiller les pistes qui mènent à Gibraltar, un album à la croisée des mondes et à l'envers des poncifs. Stéphane Duchêne.

«Sur le Détroit de Gibraltar il y a un jeune noir qui pleure un rêve qui prendra vie, une fois passé Gibraltar». Ainsi débute Gibraltar, chanson-titre d'un carton discographique. Le jeune noir s'apprête à franchir le Détroit, comme tant d'Africains en quête d'Occident. Ici s'arrête le cliché, car le jeune noir ne fait pas route vers le Nord. Il en vient. Va vers l'Afrique, «prendre soin de ses racines». Première volte-face d'un jeune rappeur, Abd Al Malik, qui à force de jouer les derviches tourneurs pour se trouver, a pris sa vie à contre-pied. Né à Paris en 1975 (il s'appelle alors Régis), petite enfance au Congo, avant le retour à Strasbourg, Malik file, depuis Gibraltar, à la fois passage et frontière, la métaphore arboricole : «mes racines sont africaines, mais mes fruits sont français, j'aime la France, c'est mon pays».Pas méchantLe Congo, il l'a aimé aussi, comme un paradis perdu de l'enfance, «quelque chose d'idyllique», dit-il «dans le rapport à la famille, aux aînés, au cadre de vie». En arrivant à Strasbourg, cité du Neuhoff, le dépaysement est inévitable. Le béton, d'abord. La séparation de ses parents, ensuite : «il y a eu quelque chose de l'ordre du choc, de la violence». À cette violence, il répond par la sienne, tombe dans la délinquance, faute de mieux : «Je n'étais pas méchant, je me suis juste construit avec des mauvais modèles. Je voyais des braqueurs, des dealers, ils avaient de l'argent, étaient respectés. On avait tous envie de connaître ça. Et pour ne pas être rejeté, j'ai suivi le groupe». Ça ne l'empêchera pas d'en former un autre, les NAP (New African Poets), collectif rap qui connaîtra un succès notoire et signera chez BMG. Début d'un parcours tout tracé, tel que les médias le fantasment pour le jeune de banlieue type : délinquance, rap, fondamentalisme. Car en cherchant des limites, à 18 ans, il découvre l'Islam par le mauvais bout : Régis devient Malik et troque le deal pour le fondamentalisme, sans rien gagner au change. «Je suis passé d'une délinquance à une autre : la délinquance spirituelle. Plus j'avais affaire à un islam caricatural, plus j'avais le sentiment d'être dans une démarche de rédemption». Quand on le somme de choisir entre les NAP et la religion, il choisit le rap avant de se tourner vers le soufisme, un courant spiritualiste fondé sur l'enseignement des grands maîtres, «le cœur de l'Islam», précise-t-il, sans qu'on sache dans quelle acception il faut comprendre le mot «cœur». DéconstructionIl découvre alors à quel point il s'est trompé, n'hésite pas à le dire : «En France, on ne peut pas faire l'économie de l'Islam mais il faut expliquer. Mélanger foi et politique c'est une hérésie absolue. La spiritualité n'est même pas de l'ordre du privé, elle relève de l'intime». Le sien ne se réduit pas à l'Islam. Depuis toujours, il y a la littérature, les livres laissés par son père en quittant le foyer familial, la philosophie, découverte très tôt, au collège. Quand il ne deale pas, Malik fait des entorses aux clichés du délinquant analphabète, lit Alain, les Stoïciens : «La philosophie m'a permis de comprendre qu'il y avait une vie au-delà de ma cité». Sur Gibraltar, deuxième œuvre solo, il ne se contente pas, en rappeur lettré, de citer Derrida ou Deleuze, philosophes de la déconstruction, il les applique : «Ce qui m'intéresse c'est leur volonté d'analyser les outils d'analyse eux même. Je me suis donc demandé s'il était possible de faire un album qui déconstruise la notion de rap, de flow». Et comment mieux déconstruire qu'en construisant ? Des passerelles par exemple, vers le jazz, le slam, la chanson française. Brel, surtout, vénéré à l'égal de Jay-Z ou Miles Davis : «Brel parlait avec ses tripes, quand tu le vois sur scène, tu te dis qu'il va mourir, parce qu'il donne tout, comme si après il n'y avait rien». Au culot, il va à la rencontre de Gérard Jouannest et Marcel Azzola (le fameux «chauffe Marcel»), pianiste et accordéoniste du grand Jacques. Jouannest accepte un essai, alchimique : «je n'ai plus travaillé comme ça depuis Jacques», confie-t-il à un Malik aux anges. «Cette rencontre, c'est un rêve, la preuve que la musique fait fi des genres et des générations et peut accomplir des miracles». Posture et impostureAu-delà de la musique, Malik s'attache aussi à déconstruire le langage rap, s'inspire des méthodes d'écriture de Raymond Carver, se fait noveliste et essayiste. Surtout, il constate, dénonce, mais ne stigmatise pas, usant de la métonymie lorsqu'il titille l'intellectuel musulman Tariq Ramadan, esquivant le piège du «Nique Sarkozy» : «la critique c'est le débat contradictoire. Quand des rappeurs appellent au vote tout en insultant un politique, ils créent un autre mal. C'est une posture qui relève de l'imposture. Dire «c'est la faute des keufs, des politiques, des riches, des étrangers» ne sert à rien. Je l'ai beaucoup fait, jusqu'au jour où je me suis demandé qu'elle était ma part de responsabilité». Responsabilité citoyenne et artistique qui le conduit à citer un autre philosophe, Wittgenstein : «la meilleure chose qu'on puisse faire pour améliorer le monde, c'est s'améliorer soi-même». Devise qui, chez Abd Al Malik, ressemble fort à une profession de foi. Abd Al MalikMercredi 6 novembre au Ninkasi Kao

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