Propagande inversée

À travers un livre tétanisant, le photographe Philippe Chancel montre la face officielle de la Corée du Nord et sa théâtralité délirante. Terrifiantes sur le fond, ses images n’en demeurent pas moins ambiguës quant à l’aspect fascinant des mises en scène totalitaires. Propos recueillis par Jean-Emmanuel Denave

Pourquoi avoir choisi la Corée du Nord et cette posture entre art et documentaire ?Philippe Chancel : Les pays communistes ont toujours fait partie de mon histoire. À 20 ans, j’ai voulu me lancer dans le journalisme comme dans une aventure utile. Et dans les années 1980, s’intéresser aux pays de l’Est c’était franchir un interdit, prendre des risques, faire montre d’un esprit rebelle. Mon premier coup journalistique date de 1981 avec des images de prisonniers politiques de Solidarnosc dans les geôles polonaises, publiées dans Paris Match, VSD... Ensuite, il y a eu la Roumanie de Ceausescu, l’URSS... Vers 1984-1985, je devenais parano et j’ai dit stop pour m’intéresser à d’autres choses et notamment aux portraits d’artistes. J’ai vécu cette dernière expérience comme un choc : j’ai découvert le champ de l’art contemporain et je me suis mis à réfléchir sur la différence entre les images a priori et prises sur le vif du reportage et les images a posteriori et provoquées de l’art, interrogeant à la fois la forme et le fond. Quelle a été la genèse de votre projet photographique ?La Corée du Nord est le dernier pays d’opérette. Je voulais y pénétrer, mais autrement que de manière clandestine. Grâce à un intermédiaire, j’ai pu entrer en contact avec les autorités officielles et présenter un projet de voyage en compagnie de l’artiste Jean-Pierre Raynaud : nous étions sur le terrain de l’art et cela a convaincu. Bien sûr, dès l’aéroport, on doit laisser passeport et téléphone portable (tout un symbole !) et j’ai été suivi et encadré par une sorte de “fixeur”, mais comme cela se produit dans beaucoup d’autres pays.Que vouliez-vous montrer ?Mon idée de départ était de montrer la “normalité des apparences”. Ce pays vit sur lui-même en totale autarcie avec deux icônes : les portraits de Kim Il Sung et de son fils Kim Jong Il que l’on retrouve partout, du matin au soir, et jusque dans les chambres des Coréens. Il fallait donc gagner par l’image un pays qui ne fonctionne que par les images qu’il se donne. Quelles étaient vos conditions de prise de vue ?J’ai effectué, en trois voyages, une visite officielle du pays avec l’autorisation tout à fait exceptionnelle de pouvoir prendre des photographies : cérémonies, défilés, musées, universités... Finalement, mon livre de photographies est pour les dirigeants coréens un livre de propagande, et pour nous il apparaît au contraire terrifiant. C’est une sorte de livre de propagande à l’envers. Au cours de ces déplacements, j’ai pris d’innombrables images avec un appareil numérique, en immersion totale : je n’étais plus dans mon état normal, j’avais l’impression de me retrouver dans un jeu vidéo, un espace à la fois réel et virtuel. Par exemple, lorsque vous voyez 300 000 personnes rassemblées et qu’un silence absolu se fait à l’arrivée de Kim Jong Il, c’est le totalitarisme à l’état pur, je croyais être dans Le Dictateur de Chaplin. En même temps, j’ai éprouvé là-bas des sentiments contradictoires d’attirance et de répulsion : les gens, notamment, sont très attachants... J’ai donc essayé de montrer à la fois les affres du pouvoir et une certaine part d’humanité. La majorité de vos images relève surtout du théâtre et du spectaculaire ?Vous pouvez voir là-bas des choses vraiment très impressionnantes : des enfants qui jouent de la musique et chantent dès leur plus jeune âge à la perfection ; des tableaux vivants réalisés par plus de 50 000 personnes sans qu’aucune ne bronche ou ne bouge d’un pouce... C’est un concentré sucré, une archéologie vivante de tout ce que l’on a pu connaître dans les républiques socialistes, et les Coréens du Nord en sont les derniers dépositaires. Je me considère quant à moi comme un témoin travaillant pour l’histoire.Comment le livre a-t-il été reçu en Corée du Nord ?Très bien, il y sera même bientôt publié et j’en ai dédicacé un exemplaire à Kim Jong Il. Vous savez, ce pays souffre aussi parce qu’il se sent complètement isolé et incompris. Mon livre a pour but de donner une visibilité à un pays qui n’en a pas et que l‘on ne connaît pas, ou mal à travers un certain nombre d’idées préconçues, une pensée unique et politiquement correcte. Je me perçois un peu comme un photojournaliste des années 1970, sauf qu’aujourd’hui cette mise en visibilité du monde ne passe plus par la presse mais par les livres et les expositions. Votre travail comporte une grande part formelle, esthétique...Oui, ce reportage s’affirme aussi dans une volonté formelle d’esthétique froide que j’ai pu ressentir sur place, obtenue grâce au matériel numérique et à un travail de longue haleine sur les tirages. La photographie de reportage sans distanciation ne m’intéresse pas. Je suis l’héritier de Walker Evans ou de Paul Strand par exemple, cherchant la même distance, neutralité, transparence, frontalité... Mon idéal photographique serait de pouvoir capter des fragments du réel avec le maximum de simplicité. philippe chancel Livre : “DPRK” (éditions Thames et Hudson)

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