Génération perdue

Rencontre avec l’auteur phare de la nouvelle scène BD chinoise Benjamin, à l’occasion de son passage il y a quelques semaines à la librairie BD Fugue Café de Grenoble. Propos recueillis par Damien Grimbert (interprète : Yann Kerhuel)

En France, on découvre tout juste les bandes dessinées chinoises. Est-ce qu’à l’inverse, les bandes dessinées européennes, les comics, et les mangas sont largement répandus en Chine ?Benjamin : Le marché chinois est inondé de mangas, mais il s’agit quasi uniquement de contrefaçon, donc ça ne passe pas par les circuits classiques des éditeurs. La bande dessinée française, on en trouve, mais en très petite quantité, il y a à peu près 300 titres. Les comics, en revanche ne sont pas diffusés.Quelles sont, à tes yeux, les particularités de la bande dessinée chinoise ?Pour simplifier, on peut distinguer les artistes chinois en deux groupes : ceux qui ont essayé de copier les mangas, et qui ont échoué, puisqu’ils faisaient la même chose en moins bien. Et une autre école qui a commencé à prendre plus ses influences du côté de l’Europe et des Etats-Unis, mais qui n’a pas très bien marché non plus sur le marché chinois, où le lectorat est assez jeune, et très féminin. Et au milieu, moi et mes amis, qui avons acquis une certaine reconnaissance grâce à nos bandes dessinées qui plaisaient plus, au départ, à un public féminin, même si cela a évolué depuis.Est-elle plutôt considérée comme un art ou un divertissement ? En Chine, en ce moment, il y a très peu d’issues pour la bande dessinée, parce qu’elle n’est pas reconnue comme un art par les éditeurs. Ils font ça uniquement pour l’argent, et il faut que ça rapporte tout de suite, c’est vraiment une vision à très court terme. Ce qui influence fatalement les artistes qu’on peut à nouveau diviser en deux catégories. Certains font de la bande dessinée dans l’optique “éditeur“, pour gagner de l’argent vite et facilement en faisant de la copie, et d’autres s’en foutent et préfèrent prendre le risque de ne pas pouvoir être édités. Leur préoccupation est plus de réaliser des œuvres qui sortent un peu de ce qu’on voit d’habitude, et qui expriment un propos de plus en plus particulier.Tes bandes dessinées sont systématiquement accompagnées d’un texte explicatif. Pourquoi ?C’est venu très naturellement, parce que je ne fais pas seulement de la bande dessinée, mais j’écris aussi des romans, qui ont d’ailleurs beaucoup plus de succès en Chine. Ces textes ont beaucoup d’impact sur les lecteurs et remportent beaucoup de succès. J’ai donc pris cette habitude de prolonger mes dessins par un texte, parce que ça permet aux gens de mieux apprécier mon point de vue, et que ça leur garantit également plus de succès.Le thème principal de tes bandes dessinées ?Elles parlent de la jeunesse chinoise, de son point de vue, de ce qu’elle ressent, de sa façon de vivre dans la société. Le fait que ce soit une bande dessinée ou pas n’est pas important, ce qui est important c’est vraiment ce qui est exprimé dedans, et ce qui en ressort. La génération précédant la mienne n’a jamais fait ce travail-là, elle n’a jamais cherché à exprimer ce que ressent la jeunesse chinoise d’aujourd’hui, parce qu’elle n’a pas vécu d’expérience similaire. Et celle qui suit, qui vit beaucoup en fonction des cultures extérieures et notamment de la culture japonaise, n’a pas eu non plus la même expérience de vie que celle de ma génération. Pour résumer, mon travail cherche principalement à dépeindre la réalité de la jeunesse que j’ai vécue, et qui est toujours d’actualité.Ce qui en ressort, c’est souvent le doute, le questionnement... C’est quelque chose qui t’est personnel ou qui est largement partagé ?On peut distinguer différentes tendances au sein de la jeunesse chinoise elle-même, aux points de vue et aux modes de vie complètement différents. Il y a ceux qui s’attachent aux valeurs traditionnelles, et ceux qui sont en rupture avec la génération précédente, une jeunesse indignée, en colère, rageuse, en désaccord avec le système actuel. C’est celle dont je me sens le plus proche, et qui transparaît dans mes bouquins, mais ce n’est pas représentatif de toute la jeunesse non plus. Je pense que la politique de l’enfant unique porte une lourde responsabilité dans les problèmes de la jeunesse actuelle, qui n’a pas eu l’occasion de développer des moyens de communication avec la société. Enfin, il existe une troisième tendance, avec des jeunes qui regardent beaucoup vers l’étranger pour tout ce qui est mode de vie. Ils veulent posséder les trucs les plus chers, et vivre un peu “à l’occidentale“. À mon avis, il y a un problème des deux côtés. Celui de la jeunesse en colère est qu’elle est en rébellion, mais n’effectue pas de réflexion de fond, et ne réfléchit pas vraiment à des moyens d’améliorer la situation. Les jeunes qui cherchent à imiter l’étranger, quant à eux, ne sont jamais partis de Chine pour 90% d’entre eux, et ont développé une espèce d’imaginaire qui est complètement biaisé. Il y a donc une espèce de “guéguerre“ entre les deux, avec chacun ses auteurs… Les uns disent “Vous les jeunes en colère, vous ne comprenez rien de toute façon, vous êtes des pauvres Chinois sans le sou et vous ne savez pas ce que c’est la vie !“. Et les autres répliquent “oui, mais vous vous êtes des sales bourges qui essayent de copier des styles étrangers sans même comprendre ce qu’il y a derrière“. En ce qui me concerne, j’essaie de prendre un minimum de recul par rapport à ça. Et le fait de venir en France est une bonne occasion de me rendre compte du réel décalage entre ce qu’imaginent les jeunes Chinois et la réalité du mode de vie à la française.Benjamin Œuvres : “Remember“, “Orange“, “One day“ (éditions Xiao Pan)

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