Federman, près de nous

Raymond Federman, important écrivain bilingue, poète, essayiste né en 1928 à Paris et habitant à San Diego, est l’auteur d'une quarantaine de livres. ô joie : Il sera en Isère pour divers événements. Séverine Delrieu

Vous serez l’hôte de Chemins d’écriture, une résidence d’écrivain initiée par l’association Scènes obliques sur le territoire de Belledonne. Vous allez, éventuellement y écrire un texte, rencontrer différents habitants, le territoire. Quels sentiments vous inspire une telle expérience ?Je suis très flatté, car d’abord, comme vous le savez, en France on m’a ignoré depuis très longtemps. À présent on m’invite, mes livres sont lus, je reçois des e-mails de jeunes qui me disent « je viens de découvrir votre travail, Monsieur Federman, mais c’est important ce que vous faites !». Et pour moi qui vit là-bas loin en Californie, cela me fait plaisir. Antoine Choplin (NDRL fondateur de Scènes Obliques) est venu me rencontrer à Marseille, nous avons bien discuté et cela m’intéresse de m’installer pendant une semaine de rencontrer les gens, un milieu, des jeunes.Vous avez été un ami très proche de Samuel Beckett, vous êtes un spécialiste avéré de son œuvre. Pourquoi habite-t-il votre vie et vos écrits de manière presque viscérale ?L’année dernière, c’était le centenaire de la naissance de Beckett et j’ai participé à quantité de colloques. Mais moi, je me suis dit, je vais célébrer pour moi-même, dans une sorte de soliloque les 50 ans que j’ai passé avec Beckett. Et j’ai écrit Le Livre de Sam, dans lequel je raconte ma découverte de son travail et à quel point il m’a marqué. La première fois que j’ai découvert Beckett, c’était en 56 en voyant une mise en scène de son Godot. Vous vous souvenez, dans la mise en scène de Godot, Lucky entre en scène avec une corde au cou et l’on entend une voix off stage disant « avance cochon ». Et là, je regarde la salle est tout le monde rit, et moi aussi je ris. Et pourtant c’est un truc horrible qui se passe. Et je me suis dit : qui est ce bonhomme qui a le culot, le courage de nous faire voir quelque chose de si horrible et de réussir à nous faire rire. À ce moment-là, j’étais entrain d’écrire un roman, enfin un roman qui ne sera jamais publié, j’étais étudiant. Mais je me suis dit, si un jour j’écris, c’est comme cela qu’il faut que j’écrive mon histoire, il faut que je parvienne à l’écrire en faisant rire. D’ailleurs, un sous-titre d’un de mes romans c’est : un roman écrit en triste fou rire. Ya eut aussi l’aspect bilingue de son travail qui m’a interpellé. Et je me suis mis à lire tout Beckett. En 59, j’étais étudiant dans une Université à Los Angeles, j’ai proposé comme thèse de Doctorat, un travail sur Beckett. Les professeurs se sont moqués de moi, ils m’ont dit : « mais c’est un charlatan, c’est pas sérieux Monsieur Federman ». Mais j’ai dit si, c’est un grand écrivain, je le savais. C’était la première thèse en anglais sur Beckett. Elle a été immédiatement publiée sous le titre Journey to chaos. J’ai soutenu cette thèse en 1963 et au mois d’août, j’ai rencontré Beckett à Paris. Il était d’une timidité incroyable. On a passé 3 heures dans son bureau, je ne lui ai posé aucune question sur son travail, mais lui m’a vraiment poussé à raconter ma vie. Mais pour le dire carrément, ce jour-là Beckett est devenu mon père spirituel. Et il le savait, il avait beaucoup d’affection pour moi, c’était un homme d’une générosité incroyable. En 1966-67, j’ai passé un an à Paris. J’écrivais avec un anglais (qui a aussi publié un très bon livre sur Beckett), une bibliographie critique annotée de toute l’œuvre de Beckett. Je le voyais donc régulièrement. Il m’a mis sur la piste de choses que personne ne savait. Par exemple, dans les années 30, pour gagner un peu d’argent Beckett traduisait. Il a traduit Le Bateau Ivre, Zone, traductions qu’il signait seulement de ses initiales. Personne ne le savait et c’est lui qui m’a mis sur cette piste-là. Il avait un grand sens de l’humour aussi. Ma femme l’a rencontrée, et surtout ma fille, qui est metteur en scène. Elle a passé de longs moments avec lui. Mon beau-fils qui est photographe a fait de très beaux clichés de Beckett avec moi. On parlait très peu littérature en fait, mais on parlait peinture, cinéma. Quand Beckett est mort en 1989, j’étais à Berlin. On m’a demandé d’écrire un texte sur lui. Et j’ai écrit Le don des mots, qui a été publié et traduit dans plusieurs langues - je le reprends dans le Livre de Sam. Car dans chaque échange que j’avais avec lui, lettres, discussions, il vous donnait une phrase tel un cadeau. Et ce qui m’avait beaucoup touché – il était très copain avec Emil Cioran – et un jour, je déjeune avec Cioran, et il me dit : « Tu sais Sam m’a donné un petit livre superbe, il faut que tu le lises ». Et c’était, Amer Eldorado. Et Beckett ne m’a jamais dit, « c’est bien ce que tu fais Raymond ». Non, ce n’était pas son style. Mais l’idée qu’il le donne à lire à quelqu’un, ça m’a touché. Et une autre fois, je reçois un livre de quelqu’un que je ne connaissais pas, Jack Thieuloy, et cette personne écrit, « C’est Monsieur Beckett qui m’a suggéré de vous envoyer mon livre. » Et ce Monsieur avait passé du temps en prison pour des raisons politiques dans les années 68. Et il était dans la prison de la santé en face de là où Beckett habitait. Et dans la préface de ce livre, cet auteur remercie Beckett pour lui avoir donné de l’argent à sa sortie de prison pour qu’il puisse continuer son travail. Voilà, c’est ce genre de choses que faisait Beckett. Puis l’œuvre est considérable, cela ne m’intéresse plus de savoir ce que cela veut dire, mais j’entends sa musique, son langage. Je lui vole des trucs tout le temps (rires). Je dois ajouter que le milieu parisien dans lequel je circule, où j’ai beaucoup d’amis, alors que tout le monde dit du mal de tout le monde, personne n’a jamais dit un mot sur Beckett. « C’est un grand bonhomme », c’est ce que tout le monde disait.Je ne peux, pour ceux qui ne vous connaissent pas, omettre d’évoquer votre histoire personnelle autour de quoi tourne toute votre œuvre. Vous avez échappé à la rafle du Vél d’Hiv en 1942 : votre mère vous pousse dans les toilettes et vous êtes le seul survivant de votre famille exterminée dans les camps. Vous sortez du cabinet et partez en zone libre dans le Lot-et-Garonne. Puis, à la fin de la guerre, vous migrez aux E.U. Vous racontez ces moments de votre existence dans Retour au Fumier. Mais, dans nombre de vos textes, il y a comme un ressassement des mêmes scènes, dans des versions différentes, angles de vues, des histoires vraies ou imaginaires, vous tournez autour, vous y revenez. Comme pour pouvoir survivre au drame ?Oui, vous avez raison, je tourne autour d’un trou, d’une absence, celle de mes parents, de mes sœurs. Le directeur de ma maison édition - Al Dante, qui malheureusement n’existe plus - Laurent Cauwert (qui est un superbe bonhomme), m’a dit « tu sais, ce que tu écris toi, c’est un grand livre, tous tes livres font partie de ce grand livre, chacun de ces morceaux est une partie de ce grand livre ». Et au centre de ce livre, bien sûr, c’est le cabinet de débarras. Ce sont les éditions Impressions nouvelles qui a sorti ce livre en France, et qui m’a fait découvrir ici, avec Ma voix dans le débarras. Dans ce texte sans ponctuation, j’ai écrit 20 pages en français et 20 pages en anglais. Les deux se font échos et c’est vraiment le cœur de toute mon œuvre : c’est le petit garçon qui engueule Federman de ne pas pouvoir raconter son histoire. Et c’est effectivement à partir de ce moment traumatique que j’ai construit toute mon œuvre. Mais, il y a des tas de choses que je ne peux raconter car je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas, dans les camps. Ce qui est donc le plus important dans ce que j’écris, c’est ce qui manque. Et ce qui manque, c’est au lecteur de le remplir. Alors, c’est pour cela que j’établis dans tous mes livres une sorte de connivence avec le lecteur, j’ai besoin de dialoguer avec eux, comme si je disais aux lecteurs, « écoutez-moi, il faut que vous m’aidiez à raconter cette histoire. » Dans le roman que je viens de finir, Chut : histoire d’une enfance – chut, c’est le dernier mot que j’ai entendu de ma mère – qui sortira en mars chez Léo Scheer, et que j’ai écrit en français, je réussis à écrire, ou a réinventé les 13 années qui précèdent le cabinet débarras. Et c’est ce que je n’ai jamais réussi à faire auparavant, c’était bloqué en moi, et tout à coup c’est sorti. Je crois que d’écrire Retour au Fumier, m’y a aidé. En somme, c’est ce qui précède Retour au Fumier. Et Chut se termine avec le voyage qui s’est fait de Montrouge jusqu’à Montflanquin (Lot-et-Garonne). Je raconte ce voyage. Dans Chut, je reprends certains passages d’autres romans. Mais tout Retour au fumier est sorti d’un chapitre de La Fourrure de ma tante Rachel. Ce roman, je l’avais d’abord écrit en français, puis j’ai fait une version anglaise, comme je suis entrain de faire une version anglaise de Chut. J’ai toujours l’impression que le livre n’est pas fini s’il n’existe pas dans les deux langues. Je suis un schizo-langues, j’ai ces deux langues en moi, elles se mélangent, elles sont moi. Mais pour répondre à votre question, c'est le rire qui m'a permis de vivre et survivre après ce triste jour du 16 juillet 1942.Vous faites souvent de splendides lectures de vos textes. Vous êtes intervenu également dans un spectacle Federman’s de Louis Castel à la Chartreuse d’Avignon en 2005. Aimez-vous cela, la performance ?Cela a commencé en Allemagne. Ils ont transformé mes textes en pièces radiophoniques et en ballets contemporains aussi. Mon travail est passé dans un autre domaine : il est devenu visuel, théâtral. Et c’est vrai qu’il y a cet aspect théâtral dans mes textes. Un chercheur polonais a écrit en anglais une thèse sur moi qui s’intitule, The noval as a performance. Oui, je crois que mon travail est très théâtral, et moi oui, je suis très joueur.Ce qui est stimulant dans votre langue, c’est sa liberté, son énergie et son inventivité formelle.Ça m’a coûté ça : je ne suis jamais devenu très célèbre. Y a très longtemps je faisais une conférence dans une Université de l’Oregon. Et une jeune fille me demande «qu’est-ce que vous voudriez que l’on dise de votre travail ? » Et je réponds : « Monsieur Federman, vous n’avez pas le droit de faire cela, et bien je le ferais quand même. » Mais pour répondre vraiment à votre question, j’écris pour me libérer de tout ce qui me rend moins que moi. Donc, je me permets tout. Et c’est vrai que ça peut aboutir à des choses scatologiques ou obscènes, mais après tout – et ça je l’ai dit à une télévision allemande – le sujet que je traite est un sujet obscène. Je voudrais aussi ajouter que ce qui m'a permis d'écrire ce que j'écris et ma manière d'écrire qui semble se moquer de toutes les règles, c'est que je ne fais aucune distinction entre ce qui m'est arrivé et ce que je m'imagine m’être arrivé - c'est-à-dire entre la mémoire et l'imagination.Raymond Federman en résidence jusqu’au mar 22 jan dans le village des Adrets, à l’invitation de l’asso Scènes Obliques (2e édition de Chemins d’écritures). Lecture par l’auteur sam 19 à 18h30, Marmite-Campanaise-Les Adrets. Il sera également l’auteur invité du prochain Festival l’Arpenteur aux côtés du poète turc Seyhmus Dagtekin, et du cinéaste Boris Du BoullayBeckett et moiconférence avec l’auteur autour de Samuel Beckett, jeu 17 jan à 18h30, à la Bibliothèque Centre VilleRaymond Federman est édité chez Al Dante (romans), Le mot et le reste, Le Bleu du Ciel (poésie, essais)

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