Images, des traces et de l'oubli

Les nouvelles expositions du CNAC réunissent (notamment) des travaux d’artistes américains. Le très questionnant travail de Kelley Walker a particulièrement retenu notre attention. Séverine Delrieu

Le CNAC nous permet de (re)-découvrir dans l’espace de la rue, une œuvre créée en 1987 par l’artiste américain John Baldessari pour le Magasin, et achetée par le Musée d’Art contemporain de Lyon. Cette œuvre, Composition for violin and voices (Male) est constituée de 43 photographies de visages connus ou non, aux expressions multiples. Placés sur trois segments horizontaux, les portraits sont des notes sur une portée. Une immense photo de violon est collée dans l’arrondi de l’espace de la rue, alors qu’au fond un archet aussi grand que le violon sépare les murs. Dérision, légèreté, ironie – les hommes font leur musique et leur cinéma - se dégagent de la proposition de Baldessari, artiste né en 1931 aux États-Unis, et figure importante du mouvement conceptuel des années 70 maniant avec subtilité humour et absurdité. Mais Le Magasin présente surtout cette pièce avec un contrepoint pertinent, une vidéo de Jill Miller, ancienne élève de Baldessari, intitulée I am making art too et réalisée en 2003. Cette vidéo de trois minutes fait écho à la performance que John Baldessari fit en 1971, I am Making Art, qui parodiait certaines performances de l’époque. Avec humour, la jeune artiste américaine met en parallèle les mouvements Tai chi de Baldessari et des mouvements rapides qu’elle réalise à l’écoute de Work it de la rappeuse américaine Missy Elliott. Elle prolonge ainsi la parodie initiée par son “maître”, le “géant” Baldessari. En numérisant la vidéo originelle, et en se juxtaposant ironiquement dessus, Jill Miller délivre un hommage ambigu, se détache, grâce à cette réappropriation.Se perdre dans le recyclage
Ce travail, qui permet de livrer une critique et une analyse, se prolonge avec Kelley Walker, artiste américain né en 1969 à Colombus. Ici, l’appropriation engendre une certaine gravité, une densité. Kelley Walker élabore un univers complexe, dans lequel les nombreuses thématiques qui l’intéressent se retrouvent d’une salle à l’autre, déclinées, développées, enrichies. D’un objet à l’autre, aussi, l’on assiste à des variations : son travail s’inscrit dans une globalité où tout fait écho et sens. Les strates et niveaux de lectures sont également denses. Sa critique porte principalement sur la manière dont la réalité est digérée, recrachée dans l’art et les médias : ainsi tout deviendrait marketing ou produit consommable. L’industrie de l’art, la diffusion de l’art seraient aux frontières de la publicité, avec pour seul horizon, un consumérisme auto alimenté par le recyclage perpétuel. Techniquement, il pratique une manipulation là aussi complexe, mais révélatrice de sens : en partant d’une image, il la recycle en numérisant, retouchant, et en superposant d’autres éléments. Il utilise des outils propres à la conception de magazines (numérisation, Photoshop, scanner, Indesign), où l’ordinateur devient le maître à penser. Et ainsi travaille sur l’ambiguïté : est-ce factice, est-ce vrai ? Son insistance sur la duplication, la répétition, le recyclage infini des images révèlent aussi la perte du sens, le brouillage. Société du spectacle
Le Magasin offre à Kelley Walker, artiste à la réflexion poussée, sa première exposition monographique. Cette exposition réunit des pièces déjà produites et de nouvelles, réalisées pour le CNAC. Le premier objet peut se lire comme un condensé de sa démarche fort riche. Dans un caisson lumineux – élément que l’on retrouve dans une autre salle – l’on voit une image d’un crash d’avion ; Kelley y superpose le logo Benetton, son nom, un code barre. Le résultat : une affiche policée, effaçant la réalité et les sentiments, pouvant se vendre, se diffuser dans différents univers (presse, art, média). Cela pourrait être une pub aussi. Dans le couloir, un pare-brise de voiture explosé (après un accident ?) s’expose, éloignant le réel. Les Schema ; Aquafresh plus Crest with Whitening Expressions, sont des posters géants sur lesquels des traits de dentifrice blanc viennent zébrer les corps de femmes noires. La publicité, comme lieu de la discrimination raciale qui ne se voit plus. Ces affiches font échos aux puissantes séries des Black star Press project, des panneaux scannés à partir d’une image prise en 1962 lors de manifestations pour la lutte des droits civiques des noirs en Alabama, et publiée dans Life. Un pompier blanc semble agresser un manifestant noir. Kelley fait évoluer l’image en la répétant : elle tourne, et l’éclaboussure de chocolat noir et blanc en surimpression devient rouge sang - rouge de Coca-Cola, dont on voit l’enseigne sur les images. Dans le même ensemble, on ne peut séparer Andy Warhol and Sonny Liston fly on Braniff. À partir d’une pub que les deux stars (blanche et noire) firent pour une compagnie d’aviation, Kelley fait une série d’images aux différents coloris, constellés d’étoiles (juives ?) collées et réalisées dans du papier chocolat Lindt. Dans une autre salle, le visiteur peut prendre une affiche réalisée à partir de cette même affiche. L’élément récurrent dans cette scénographie aux fils tendus et précis, ce sont les boules de cabaret réalisées avec du chocolat, traces d’une fête “brune”. How will I know est réalisé à partir d’un clip de Whitney Houston. L’ensemble évoque un peep-show. Un X argenté reflète l’image du visiteur. Sur des panneaux bruts (comme pour une fête populaire) des images aux couleurs criardes du clip de la star de variété américaine sont agrafées. Autour, sont dupliqués et scannés les murs du Magasin. Autre élément qui renforce le sens de la scénographie : les sérigraphies en quadrichromie sur toile et journal, représentant des murs. Ils sont les signes de tous les cloisonnements (racial, culturel), de la désinformation et de l’accumulation qui brouille.Kelley Walker, John Baldessari, Jill Miller et Everybody wants to rule the World
jusqu’au 6 janv,

Tino Sehgal
jusqu’ au 18 nov au Magasin

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