La mesure du changement

Chaque création du Théâtre de Complicité fait légitimement l'événement là où elle se produit. À l'occasion des représentations de “Measure for Measure” à la MC2, on s'en est allés traquer le metteur en scène Simon McBurney, causer un brin de Shakespeare, de la pièce, de sexe et de cinéma, le tout dans un français irréprochable. Propos recueillis par François Cau

Qu'est-ce qui vous attirait dans le fait de monter Measure for Measure ?
Simon McBurney : Avant de parler de plaisir, la question est plutôt de savoir pourquoi j'ai choisi cette pièce, ça relève comme toujours d'un certain hasard. Le Théâtre National Anglais m'a demandé si j'étais tenté par l'idée de faire un Shakespeare. Eux avaient en tête Le Songe d'une nuit d'été, ils voulaient une production Complicité féérique, et moi je m'en foutais de faire quelque chose de léger, dans l'énervement j'ai dit que je préfèrerais faire une pièce comme Measure for Measure. Et tout de suite, le directeur du Théâtre me répond "génial, c'est une de mes pièces favorites, on va faire ça". Pour moi, c'était logique : c'était un choix fait en réaction, et la pièce fut justement écrite en ce sens. Il faut se rendre compte que Shakespeare écrit ça en 1604, James 1er vient de céder le trône d'Angleterre, le pays change socialement, politiquement. Il est au milieu de sa vie, il vient d'écrire Othello, il va faire Macbeth et Le Roi Lear, et cette pièce se trouve au beau milieu de ce revirement. De jeunes auteurs comme Fletcher arrivent, avec beaucoup de succès, et il se dit qu'il est temps d'inventer quelque chose de nouveau. C'est ça qui est fascinant, il a pris la forme d'une comédie, il y a quelques tournures ironiques mais ce n'est absolument pas drôle...

Si on relit la pièce après avoir pris connaissance de vos intentions, l'accent se met effectivement sur le tragique.
En effet, Shakespeare est devenu comme ça à cause de ce tournant dans sa vie, et ça lui a permis de trouver une liberté dans les formes qu'aucun autre écrivain n'avait trouvé. Measure for Measure est tragique, ironique, mais en même temps très suspendu, avec énormément de suspens... C'est très moderne, c'est presque un thriller, avec des abus sexuels au centre, partout dans la pièce, c'est fascinant... Shakespeare est un poète obsédé par les rapports sexuels, et là il va encore plus loin. En ce sens, l'intérêt n'est pas de dire que ceux qui ont fauté doivent être punis, mais qu’il y ait au contraire une image de non-résolution, d'équilibre de l'incertitude.

Measure for Measure est réputée pour son ambiguïté permanente...
Oui, et en même temps cette ambiguïté est aussi le reflet de cette vision qui adopte un autre point de vue, qui s'élargit. Ça s'exprime avec le personnage d'Angelo, qui est apparemment le bad guy, mais Shakespeare décide de le mettre en avant, c'est le personnage le plus conscient des fautes qu'il commet, il les regrette publiquement. La question de la sympathie des spectateurs envers lui est posée. C'est ce début d'immersion dans la facette la plus sombre des êtres humains qui marque cette réaction dans la vie de Shakespeare. Il commence à avoir une vision plus globale, moins manichéenne de l'humanité, où il comprend que chaque homme bon possède des parts de mal et réciproquement. Et c'est pour ces raisons que la pièce est très politique, elle dit en substance que la vie politique devient corrompue à partir du moment où elle s'éloigne des gens. On considère toujours Measure for Measure comme une pièce très engagée, mais on n'accepte que difficilement son intemporalité, on ne voit pas qu'elle reste très actuelle.

Est-ce que votre processus de travail "chaotique" vous a révélé des aspects de la pièce inédits à vos yeux, sur la sexualité, les relations hommes-femmes ?
Chaque rencontre avec Shakespeare révéle quelque chose de nouveau. C'est un poète et pour moi c'est comme un compositeur, dont chaque interprétation varie en infimes nuances selon la personnalité du chef d'orchestre. Disons qu'ici Shakespeare touche à une sexualité qui est beaucoup plus cachée, plus enfouie que la sexualité radieuse et magnifique de ses premières comédies. Là, il y a un aspect presque sado-maso dans un personnage comme celui de Marianne ; et Angelo se rend compte qu'il veut Isabella parce qu'elle est pure, parce qu'elle est vierge, c'est ça qu'il veut baiser et il en est conscient. Il est comme quelqu'un qui est chez lui, sur Internet, qui tombe sur de la pornographie pédophile, qui se dit "tiens, je trouve ça érotique" et qui est choqué... Shakespeare touche ici à une part obscure, qui nous dit que plus nous avançons dans la vie et plus notre sexualité devient profonde, sombre. Un jour, j'ai demandé par curiosité à un moine bénédictin si la sexualité mourrait vraiment quand on fait vœu de célibat. Il m'a répondu que le moment où la sexualité s'arrêtait, c'est le moment où l'on plante le dernier clou de notre cercueil. Ça ne s'arrête jamais, ça se transforme tout le temps. Il y a cette révélation dans Measure for Measure d'un homme plus âgé qui commence à percevoir des aspects plus profonds dans ses désirs. On vient de jouer le spectacle en Inde, et en sortant le public ne parlait que de ça. Ça rejoint parfaitement mon interrogation principale sur le théâtre, Is it alive or not ? This is the question, to me.

À côté de vos activités théâtrales, vous restez très actif au cinéma, dans des registres souvent inattendus...
Le cinéma pour moi c'est comme des vacances, je n'ai plus de responsabilités, je m'amuse. Généralement, des réalisateurs me voient sur scène et me demandent si je veux tourner avec eux. Je travaille actuellement sur deux scénarios, l'un tiré du roman Everything is Illuminated, l'autre est un projet plus commercial (Bean 2 avec Rowan Atkinson). J'ai commencé dans la comédie et j'adore ça, ça me fait prendre une distance mais je n'ai jamais refusé de l'aide à des comiques anglais, pour leurs performances ou pour la télévision. Je veux continuer à travailler pour le cinéma, et faire mes propres films.

Measure for Measure, du 2 au 4 décembre, à la MC2

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