Retour à soi

Fort d’une reconnaissance méritée, Wajdi Mouawad ne cesse d’interroger le médium théâtral à travers des formes mêlant grandiloquence et intimité, où les frontières géographiques et temporelles s’abolissent pour jouer le jeu de l’introspection. Il se livre cette semaine sur la scène de l’Hexagone avec Seuls, sa nouvelle création. SD & FC

Avant qu’on ne découvre son œuvre sur la scène de l’Hexagone de Meylan en 2003 avec Incendies, Wajdi Mouawad a déjà une belle carrière derrière lui. Installé au Québec depuis son adolescence (après avoir vécu au Liban et en France), il s’y forme très tôt à la discipline théâtrale, fondant sa première compagnie, le Théâtre Ô Parleur, à l’âge de 22 ans. Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, vision métaphorique d’un Liban déchiré par la guerre écrite à 19 ans, lui vaudra une récompense des critiques québécois en 1998. Mouawad s’essaie à la mise en scène, gagne en maturité et en assurance en s’attaquant à des œuvres aussi diverses que le Don Quichotte de Cervantès, Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov ou Trainspotting d’Irvine Welsh.

La mort en héritage

C’est avec l’écriture de Littoral que l’auteur prend son envol théâtral. Le premier volet d’un quatuor de créations sur le thème de la transmission de génération en génération, dont le point de départ similaire (la mort d’un parent et la volonté de découvrir le passé familial enfoui, pour mieux se redécouvrir, se connaître, se comprendre) est propice à moult variations. Wajdi Mouawad fait de ce projet l’une des matrices essentielles de son théâtre : créer des pièces aux résonances fécondes, voguant de pays en pays à la recherche de l’histoire meurtrie du siècle écoulé. C’est ainsi qu’en 2003, le paysage culturel de l’agglo grenobloise se prend une baffe en pleine poire avec le superbe Incendies, deuxième volet de cette vaste introspection.
Via la quête de deux jumeaux récemment orphelins d’un père qu’ils n’ont jamais connu, Mouawad offre un spectacle drôle, émouvant, pop, lyrique, un feuilleton passionnant dont les rebondissements échevelés séduisent par-delà toute suspension d’incrédulité. Un tour de force reproduit trois ans plus tard dans Forêts, l’impact de la nouveauté en moins. Entre temps, l’Hexagone nous aura fait découvrir la création intime Un obus dans le cœur, récit chargé d’émotions où l’un des nombreux doubles de l’auteur s’en va rejoindre sa famille au chevet de sa mère en pleine nuit glaciale, et la scène de l’Espace 600 aura accueilli Assoiffés, spectacle jeune public lui aussi tourné vers l’introspection d’un passé tu.

Son double

Dans Seuls, Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène et acteur unique de cette forme, rompt avec le rapport texte/acteur connu dans Incendies ou Forêts. Ici, les écritures multiples, vidéo, voix-off, sons, corps, traces sonores ou visuelles disent au-delà des mots et de la narration première les couches souterraines de l'intériorité et de la psyché d'un homme. Une chambre banale à Montréal. Un lit, un ordinateur, un téléphone qui fonctionne mal, une fenêtre. Un homme occupe cet espace. Se lève, dépouillé. Dans son intimité, il s'ouvre et s'adresse. C’est Harwan, un thésard d’origine libanaise, installé au Québec. Il tente de conclure sa thèse consacrée à l’identité au travers de l’usage du cadre dans le travail de Robert Lepage, la figure majeure du théâtre canadien (hasard du calendrier, ledit Lepage présente son Dragon Bleu sur la scène du Grand Théâtre de la MC2 jusqu’au 24 mai). Il occupe son espace de repos. S’allonge, s’assoit. Ses doubles ou ombres (ses désirs, frustrations, inconscient ?) se déplacent sur les murs, comme si le discours, les informations égrenées en disaient moins sur cet homme, que ces présences projetées, ses silences, sa densité corporelle, ses gestes. Une solitude. Il vient de rompre. Différents appels troublent ce repli, sa sœur complice, son père qui l'attend souvent en vain, êtres avec lesquels il parle dans sa langue maternelle ; son directeur de thèse le somme d’achever au plus vite son travail pour obtenir le poste d’un professeur qui vient juste de mourir.
On suit les évènements de la vie de Harwan, une vie à laquelle on s'identifie, avec ses menues déconvenues, ses énervements, ses luttes, ses colères, ses ratés, ses interrogations sur soi, sur son identité, son avenir, son passé, son présent, la maladie des proches. Un enchaînement de faits rendus possibles par une métamorphose efficace de l'espace scénique grâce à un usage parcimonieux de la vidéo. L'intensité se fait plus sensible ; la gravité croit : Harwan ne semble ne plus prendre part à la vie avec désir et passion, plus porté par le flux de celle-ci, on le sent s'éloigner du vivant, de lui-même (ou peut-être ne s'est-il jamais découvert, connu ?).

Faire sa toile

Lorsque Harwan se rend à St Petersbourg pour s'entretenir avec Robert Lepage, à défaut de le retrouver, il vit le choc du Fils prodigue de Rembrandt. Choc, explosion interne (dont l'origine est sans doute antérieure) opérant un basculement, un relâchement dans sa psyché, le plongeant dans un coma créatif, un retour ou une découverte profonde de soi. C'est le tour de force, toute la beauté et l'intelligence du propos de Seuls : l'immersion inattendue dans l'expression et l'essence de l'être, émeut aux larmes. À cet endroit, Wajdi Mouawad abandonne la sécurité du discours, des mots, s'absorbe dans une caverne aux couleurs, à l'expression absolue, ignore les bornes et les limites, dépasse les discours préconçus sur ce qu'aurait pu être Seuls (travail sur l’identité, la filiation, nostalgie, nation… et autres thèmes), mais s’oublie, nous oublie, s’absorbe dans une liberté absolue, échappe aux lois du temps, de l’espace échappe à lui-même presque. Celui qui s'exprime, peut-être pour la première fois, perfore la toile du maître, naissant dans cette peinture qui, au passage devient du Bacon ; une image qui se vit comme l' apogée sublime de ce long poème visuel sur la vie et la mort. Ce retour à soi, total et profond, triste aussi, rend cet homme et nous moins seuls, touchant l'authenticité.

Seuls du 20 au 23 mai à 20h, à l’Hexagone (Meylan)

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