En provenance de Grèce, un conte de l'aliénation familiale à l'humour féroce : le film de Yorgos Lanthimos est une grosse claque dans la tronche !Christophe Chabert
On doit d'abord remercier le fabuleux Paolo Sorrentino. Non seulement parce qu'on ne s'est toujours pas remis de son Il Divo, mais surtout car, sans lui et la sagacité de son jury cannois d'Un certain regard, nous serions passés à côté d'un des chocs de l'année, le génial Canine.
Venu de Grèce, territoire cinématographique dont on ne connaît à peu près qu'Angelopoulos (quoiqu'on pense de ses films, pas un perdreau de l'année...), il s'impose par sa force subversive, son ambition formelle et son humour dévastateur — un film à ne pas mettre entre toutes les mains, même si on a envie de le partager avec le monde entier ! Yorgos Lanthimos, l'auteur de Canine, commence par nous faire perdre tous nos repères : des ados écoutent une cassette pédagogique façon «apprenez le Grec en dix leçons», mais l'affaire est du genre bizarre ; les définitions données aux mots sont totalement absurdes (par exemple, «mer» désigne un meuble !). Le champ s'élargit, et on fait connaissance avec une famille trop parfaite vivant dans un monde trop idéal : le père et la mère sourient tout le temps, les trois enfants (deux filles, un garçon) s'amusent ensemble à des jeux étranges et ce joli monde s'ébroue dans un décor impeccable façon Maisons et jardins. Enfin, on assiste à un drôle de coït hygiénique organisé par le père entre une de ses employées et son fils.
Totalitarisme domestique
En fait, ces cérémonies tordues n'ont qu'un seul but : préserver à tous prix le cocon familial d'un monde extérieur source de menaces. Pour cela, il faut nier la réalité, surveiller et punir les entorses à la règle... Canine s'impose ainsi comme une version acide du Ruban blanc d'Haneke. À l'instar de l'Autrichien, Lanthimos va montrer que l'idéal de pureté absolue ne peut qu'entraîner un déchaînement de violence quand celle-ci connaît des ratés. Et comme dans Le Ruban Blanc, la mise en scène possède une très impressionnante raideur pince-sans-rire.
Mais dans Canine, cette rigueur sert surtout à renforcer ses gags les plus noirs : le père fait écouter un standard de Sinatra en faisant croire qu'il s'agit de la voix du grand-père, l'irruption d'un chat dans le jardin se transforme en boucherie au sécateur, une raclée se fait à coups de cassette vidéo (celle de Rocky !)... Sans parler de la sexualité, du lesbianisme à l'inceste, plus grosse fissure dans un édifice qui se voudrait indestructible mais qui branle de tous côtés. Le film fait ainsi entrer dans son monde propret toutes les pulsions et tous les désirs, énergie vitale et révolutionnaire mettant à terre le totalitarisme domestique. Jeu de mot facile : Canine est un film mordant !