«Une détestation de soi existentielle»

Entretien / Joann Sfar, dessinateur et cinéaste, livre sa vision, intime et personnelle de Serge Gainsbourg dans son premier long-métrage. Propos recueillis par Christophe Chabert

Petit Bulletin : En quoi la vision que vous aviez de Gainsbourg était déjà présente dans votre œuvre dessinée ?
Joann Sfar : J’aime bien commencer là-dessus, car très souvent les gens me demandent «Pourquoi Gainsbourg ?», alors que ça peut se poser à l’envers. J’ai pris toutes les obsessions qui traînaient dans mes bandes dessinées depuis longtemps, et il m’a semblé que Gainsbourg les rassemblait toutes : le goût de la musique, cette espèce de romantisme un peu slave des Russes qui vivent en France et qui s’en font une haute idée, la difficulté de l’image de soi qui se traduit par des projections, des monstres, des vampires, qui disent en fait l’âme du personnage, des histoires d’artistes et de modèles… Il y a un aspect plus récent dans mon travail : travailler sur des héros nationaux. Le Petit prince, Serge Gainsbourg… Je m’attache aux choses qui nous rassemblent. L’identité nationale est une spécificité récurrente, et Gainsbourg est très éclairant dans son rapport à cette identité. On est dans le cas d’un petit garçon qui apprend qu’il est juif quand on lui colle une étoile, alors qu’il a été éduqué dans la culture française, dans l’avant-garde. Il acquiert ce fardeau, cette blessure, qu’il va solder cinquante ans après en faisant chanter La Marseillaise par des noirs.J’ai le sentiment que vous avez été fasciné par la plastique de vos actrices. On sent d’ailleurs revenir dans ces moments-là le dessinateur…
C’est omniprésent. Au-delà de Gainsbourg, ce qui m’intéressait, c’était de filmer des jolies filles, et de le rendre amoureux sans aucune psychologie, avec des personnages qui apparaissent de manière fugitive dans l’histoire, mais qui nous emmènent toujours plus loin. Comment fait Lucy Gordon pour nous faire oublier Jane Birkin ? J’ai travaillé comme au théâtre, avec cinq mois de répétitions, et je faisais revenir les comédiennes au prétexte de leur faire apprendre des chansons, de leur faire essayer des robes, de les dessiner… J’ai digéré les impressions qu’elles me donnaient, et le modèle disparaissait.À partir de quand avez-vous eu l’idée de figurer Gainsbourg à l’aide de créatures ?
Dès les premiers dessins. En bande dessinée, j’ai des récitatifs qui me permettent de dire ce qui se passe dans la tête des personnages, et je ne voulais pas avoir recours au procédé de la voix-off. Je me suis dit, s’il doit parler avec lui, on va mettre lui et lui sur l’écran. Je ne mesurais pas les implications techniques que ça allait avoir, je voulais juste un dialogue intérieur un peu comme celui qu’il avait fait à Lunettes noires pour nuits blanches. Et je n’ai pas voulu d’une symbolique à la Gainsbourg / Gainsbarre, je ne voulais pas d’un diable non plus. Pour moi, c’est une force désinhibante, qui vous pousse à faire des trucs, biens ou mauvais. Il l’a dit : «Ça fait trente ans que je me fabrique un masque, et je n’arrive plus à l’enlever». C’est un problème que doivent avoir beaucoup d’artistes : devenir dupe ou prisonnier du bouclier qu’ils ont créé. On ne sait plus quoi écrire ou vendre. On se dit : «Tiens, je vais encore faire un Chat du rabbin…». (Rires)Une chose est absente du film, c’est le rapport de Gainsbourg à son apparence physique. Il est plus timide que laid dans le film…
C’est une vraie thèse que je défends. Gainsbourg n’a jamais eu de difficultés pour séduire, même quand il n’était pas célèbre, il se mettait devant un piano et il emballait. J’ai décidé que cette soi-disant laideur venait des caricatures anti-juives des années 40 puisque, même dans le livre de Gilles Verlant, ses copains d’école disent : «Le pauvre, il ressemblait tellement aux caricatures qu’on voyait sur les affiches». J’ai décidé que c’était quelque chose d’extérieur à lui, cette gueule qu’il faut porter et avec laquelle il faut continuer à vivre. C’est une détestation de soi plus existentielle. Ça conduit directement à la peur de l’abandon et ça raconte ces grands créateurs qu’aucun compliment ne satisfait jamais et que la moindre critique plonge dans les affres de la dépression.Vous avez beaucoup dessiné avant et pendant le tournage. Durant la promotion du film, faites-vous des dessins qui pourraient donner lieu à un futur carnet ?
Non, c’est difficile de dessiner car j’y suis nuit et jour. Mathieu Sapin fait des carnets sur tout ce qui nous arrive, moi je réfléchis à de prochaines histoires. J’écris dans des coins… Le seul moment où on ne peut vraiment pas être artiste, c’est quand on montre son travail. Quand on le fait, on peut faire mille choses en même temps. Quand on le montre, on est obligé de se protéger, je suis obligé de me composer un personnage à peu près cohérent, et la cohérence est l’ennemie du travail pour moi.Comment vivez-vous ce passage obligé de la promotion ?
C’est tout nouveau. C’est très émouvant. Ce sont des émotions tellement fortes que je ne saurais dire si elles sont agréables ou désagréables. C’est un peu trop fort pour moi. J’aimais bien donner des livres et voir ce que les gens en pensaient. Là, arriver dans une salle avec des gens qui ont vu le film… Même s’ils ne disent que des choses gentilles, je ne mesurais pas à quel point le film révèle des émotions. C’est un peu obscène, comme si les gens lisaient publiquement mon livre. Là, j’ai très peur.

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