T'as voulu voir Dutronc...

Musique / Après 25 ans d’absence sur scène, Jacques Dutronc enfile à nouveau son costume de chanteur pour interpréter un répertoire génial, qui résiste à l’épreuve du temps et s’impose comme la pierre angulaire de la variété française. Christophe Chabert

«Je suis pour le communisme / Je suis pour le socialisme / Et pour le capitalisme / Parce que je suis l’opportuniste». Un tube, au hasard, le premier qui passe par l’esprit au moment d’écrire. Et voilà que cette chanson de 1967 signée Lanzmann et Dutronc nous parle instantanément d’un ministre médiatique du gouvernement actuel. Une autre ? «On nous cache tout, on nous dit rien / Plus on apprend, plus on ne sait rien / On nous informe vraiment sur rien…». Là, même pas besoin de commentaire. On pourrait multiplier les exemples, mais on n’a pas fini de creuser ces deux-là. L’Opportuniste, musicalement, c’est une harmonie dynamique entre basse, batterie et clavier, plus un refrain qui décuple ce martèlement d’idées contradictoires comme autant de clous plantés dans le cercueil des idéologies. Quant à On nous cache tout…, il s’agit d’un jerk typique du style Dutronc dans les années 60 : survolté, hyper-dansant, le genre de morceau qui se cale dans une playlist entre les White Stripes et les Strokes sans que personne n’y trouve à redire. Dutronc chanteur, c’est la modernité absolue ; un miracle musical qui aurait poussé sur le gazon artificiel des yéyés, ces pillards de l’Amérique transformée par leurs mauvais soins en sous-préfecture du Berry. Dutronc et son parolier Jacques Lanzmann, eux, inventaient à la vitesse du cheval au galop : en cinq ans, huit albums, cent chansons, presque que des tubes.

Dandy dans le doute

Dès ses premières apparitions télé, Dutronc tranche avec l’ordinaire des chanteurs à la mode. Propre sur lui, bien habillé, avec une mèche tout sauf rebelle. Trompe-l’œil ! En fait, Dutronc est déjà en train de se moquer de ces minets trop bien mis. Et moi, et moi, et moi, premier tube, fonctionne sur ce double tranchant : derrière la bonne conscience, il y a l’individualisme-roi qui sert autant les révolutions que leur échec ; le monde souffre, c’est moche, et je suis déjà passé à autre chose… La décontraction du personnage Dutronc est le reflet de ces dandys superficiels qui se cherchent des idoles pour masquer leur vacuité. Retournant, non pas sa veste, mais son point de vue, il se livre à un examen ironique de ce statut dans L’Idole, portrait d’un chanteur lessivé à force d’être exploité commercialement par son entourage et adulé aveuglément par son public («À tous ces gogos, je souhaite le supplice du pal»). Une fois de plus, le morceau est génial, les couplets sont parlés sur un simple clavier, les refrains chantés avec les tripes sur des éruptions de guitare psyché. Ce Dutronc politique en dit déjà beaucoup sur son temps ; mais le portrait de l’époque ne serait pas complet s’il n’y ajoutait aussi une chronique de mœurs — et de leur libération. Les Playboys porte un regard caustique sur les dragueurs stéréotypés qui traînent dans les rues de Paris ; Dutronc et son «piège à filles» se place au-dessus de ces clichés ambulants. Ce manifeste, il ne fera pourtant que le raturer par la suite : tribulations affectives versatiles (L’Espace d’une fille), indécision sentimentale paralysante (J’aime les filles), vantardise patentée (Le Mythofemme), examen détaché de ses propres élans (Ça prend, ça n’prend pas)… Le mythe du tombeur Dutronc en prend à chaque fois un sacré coup dans les rotules.

Il chante, ils déchantent…

Cette dialectique est typique du répertoire Dutronc : aux certitudes insouciantes des années 60, il appose déjà les doutes de la décennie suivante. Une de ses plus belles chansons s’intitule Il suffit de leur demander. Il n’y parle plus de «filles», mais de «femmes». Elles sont libres, elles couchent avec vous si vous leur posez la question, et «bonjour, bonsoir / Une fois c’est tout, merci beaucoup». Mais Dutronc dit tout cela avec une éloquente mélancolie : pas de la nostalgie rance, juste l’impression que cette liberté-là ne règle pas les tourments sentimentaux. S’il a chanté 68 avant tout le monde, Dutronc a aussi mis en musique ses lendemains qui déchantent. Au point de n’avoir lui-même plus grand chose à chanter par la suite… Dans les années 70, cessant sa boulimie créative, il se fait doux-amer pour parler des transformations de la France (Le Petit jardin, La France défigurée). Dans les années 80, avant son triomphal tombé de rideau au Casino de Paris pour un tour de chant d’anthologie, il s’ébroue dans quelques calembours musicaux d’un goût pas toujours sûr (CQFD, dernier album studio, et son Merde in France à prendre au pied de la lettre). Mais rien n’a jamais fait oublier la force du Dutronc 60’s, et c’est celui-ci qui renaît, tel le phœnix, sur les scènes françaises en 2010.

Jacques Dutronc
Au Summum, mercredi 10 février

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