Là-haut, avec Mathurin Bolze et son "Du goudron et des plumes"

Mathurin Bolze, figure montante et bondissante du nouveau cirque, revient à l’Hexagone présenter sa nouvelle création aérienne et bluffante. Et nous prouve par la même occasion qu'il compte désormais parmi les artistes les plus importants du spectacle vivant. Aurélien Martinez et Jean-Emmanuel Denave

Du goudron et des plumes est une claque reçue en pleine gueule. En tout juste une heure, la scène devient un champ de bataille fantasmagorique où l’on retrouve une curieuse fratrie emportée sur un véhicule protéiforme en mouvement perpétuel, sorte de radeau aérien. « Un décor au centre, pas comme une décoration mais telle une architecture qui, comme le dit Jean Nouvel, répond à une question qui n'est pas posée » explique Mathurin Bolze. Sur cet engin du diable qui s’envolera littéralement, cinq interprètes (dont Bolze lui-même) vont se croiser. Qui sont-ils ? Des rescapés ? De parfaits inconnus les uns envers les autres ? … Où sont-ils ? Où vont-ils ? … Des questions, beaucoup de questions… Mais pas de réponses.

Mathurin Bolze a ainsi conçu un spectacle ouvert, qui se reçoit comme un voyage époustouflant vers un ailleurs indéfini, où des êtres se côtoient avec toute l’urgence que la vie impose. Une grande fresque héroïque, rappelant un temps où certains hommes pouvaient se prendre pour des dieux, et on les croyait sans sourciller, parce qu’on a toujours besoin de mythes pour avancer…

Point de départ de la création : les lectures. Beaucoup, comme l’explique Mathurin Bolze. De ces matériaux riches servant de « combustible » en ressortent des idées, des fantasmes, des lignes directrices, mais pas de narration. Pas d’histoire sur scène. Plutôt une dramaturgie étudiée avec soin, élaborée avec le scénographe Goury : un fidèle de Bolze, que l’on a aussi pu voir l’an passé avec Julie Bérès sur le magnifique Sous les visages. L’homme sait suggérer, ce qui renforce le propos de l’artiste avec lequel il s’associe. Visuellement fort, évocateur tout juste ce qu’il faut, ce Du goudron et des plumes laisse donc le public entre émerveillement et tension permanente : on en retient des images (comme lorsque la seule fille du groupe s’élance dans le vide : sublime), des sensations diffuses et emmêlées, et un paquet d’émotions…

La forme et le fond

Porter l’émotion sur scène : voilà comment pourrait se résumer le travail de Mathurin Bolze. En trois spectacles (Fenêtres et Tangentes, tous deux présentés à l’Hexagone, et Ali, vu aux dernières Soirées d’Émile de la MC2), Mathurin Bolze s’est forgé un nom avec son univers poétique original. Spectacle épatant, Fenêtres déploie, au-dessus d’un trampoline, la tranche de vie d’un personnage solitaire et digne d'une nouvelle de Kafka, tout en apesanteur, envolées, accélérations, suspensions, vrilles et libre géométrie... Avec aussi une bonne dose d'humour burlesque et de rêveries poignantes. Pour Tangentes, Bolze passe d’un travail en solo à une pièce collective, et du principe de plaisir au principe de réalité. Sa pièce a pour point de départ la lecture d’ouvrages liés à la déportation et aux camps d’extermination : Jorge Semprun, Robert Antelme, Primo Levi... Si ce socle tragique a beaucoup évolué au cours de la création et n’apparaît plus littéralement sur scène (comme dans Du goudron et des plumes avec Steinbeck), reste sans doute cette idée de Primo Levi : la honte d’être un homme. Cette honte est transposée dans Tangentes en honte des petites mesquineries au quotidien, de nos compétitions absurdes, de nos bousculades dans le métro d’hommes pressés sous pression, de nos corps moulés et mesurés à l’aune de normes gestionnaires...

Pour Ali enfin, Mathurin Bolze a construit avec Hedi Thabet un duo court et surprenant, qui a fini de sacrer notre homme. Sur une scène nue où seule trône une chaise, un danseur-circassien unijambiste évolue avec un autre dit "valide", et c'est tout simplement magnifique : l’handicap de l'un s'efface au fur et à mesure (ils se servent tous les deux de béquilles comme d'outils de travail), puis revient sous forme ironique (le jeu de jambes entre les deux est délicieux). Au final, avec Mathurin Bolze, la forme ne se détache plus du fond, et le cirque donne autant à penser qu'à ressentir.

DU GOUDRON ET DES PLUMES
Mardi 2 et mercredi 3 mars à 20h, à l’Hexagone (Meylan)

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