Nicolas Trigeassou : « On produit pour produire »

Une rentrée littéraire, ce sont des livres ; énormément de livres. Mais ce sont aussi des libraires qui, en ces temps chamboulés où le mot crise est devenu un nom plus que courant, s’interrogent sur leur métier et les pratiques à venir – notamment le livre numérique. Rencontre avec Nicolas Trigeassou, adjoint de direction à la librairie Le Square, qui développe un point de vue pertinent sur ces évolutions encore incertaines. Propos recueillis par Aurélien Martinez

654 nouveaux romans sont publiés en cette rentrée littéraire. C’est beaucoup, mais moins que l’année précédente – 701. Comment l’expliquez-vous ?

Nicolas Trigeassou : Par la situation de crise que traverse l’édition aujourd’hui. Il y a eu un évènement important en mai dernier : les premières Assises de la librairie, organisées par le Syndicat de la librairie française. Des éditeurs et des diffuseurs étaient aussi présents. Il en est ressorti que la librairie est en difficulté aujourd’hui. Donc par sagesse, parce qu’on ne sait pas très bien quand cette crise prendra fin, les éditeurs ont réduit leur programme, ce qui se traduit par moins de premiers romans.

Moins de premiers romans (74 cette année, contre 85 en 2010, 87 en 2009 et 91 en 2008) car moins de prises de risque de la part des éditeurs, qui jouent la carte des valeurs sûres…

Sur les valeurs sûres, c’était déjà le cas l’année dernière, avec Houellebecq, Echenoz… Mais cette année, il y a quand même de nombreux livres à découvrir, ça reste une rentrée excitante, et peut-être moins écrasante que la précédente. Bien sûr, il y a des évènements – Carrère en français, Franzen en étranger – mais il y a aussi beaucoup de place pour le reste.

654 : le chiffre est donc en baisse par rapport aux autres années, mais reste quand même impressionnant en volume…

[Il réfléchit, et choisit ses mots avec précision ! – NdlR] Disons que l’on produit pour produire. Trop de livres fait que les livres se noient, ils ne peuvent pas être remarqués par la presse et vus sur les tables par les lecteurs. C’est un problème parce que dans cette masse, il y en a certains qui, peut-être, ne mériteraient pas d’être publiés.

Cette surproduction peut s’expliquer par un calendrier de l’édition très séquencé…

La rentrée littéraire actuelle est l’un des deux moments forts de l’année. En France, le calendrier est dicté par les prix de novembre. Les livres qui sortent en ce moment sont donc en compétition pour ces prix. Mais il y a aussi une deuxième rentrée littéraire en janvier. Elle est moins conséquente mais tout aussi importante, notamment qualitativement.

Revenons-en à la crise que vous évoquiez en début d’interview. Comment l’expliquez-vous ?

Les explications sont multiples. Il y a des raisons conjoncturelles d’abord, avec une crise économique qui touche tous les secteurs, d’où un ralentissement de la demande. Ainsi, dans le secteur des librairies, les chiffres d’affaire stagnent depuis plusieurs années. Et il y a une interrogation sur l’avenir ensuite, avec le numérique et les modifications de comportement des lecteurs – moins de très gros lecteurs, et des façons de lire différentes.

Il y aurait également un problème lié à la vente en ligne susceptible de tuer les libraires, comme semblait s’en inquiéter cet été Jean-Marc Roberts, patron des Éditions Stock…

La librairie physique et indépendante, ça devient un tout petit secteur de la vente de livre. On a plusieurs concurrents : les hypermarchés, qui se sont énormément déployés sur le secteur depuis plusieurs années, et la vente en ligne. Mais nous, libraires indépendants, sommes conscients de ça, et avons réagi en créant 1001libraires.com : un site sur lequel sont présents les libraires indépendants en France. Et comme il y a des problèmes de taille pour entrer sur le marché. On s’est regroupés, en mutualisant nos forces.

Vous ne semblez pas si inquiet sur l’avenir de la librairie même, que certains voient déjà disparaître…

L’avenir est incertain, mais je ne suis pas inquiet sur les solutions que l’on trouvera. Face au numérique et à la vente en ligne, rien ne remplacera la chaleur et le conseil. Je suis sûr qu’en réinvestissant des lieux, en les rendant encore plus conviviaux, avec par exemple une communauté de lecteurs qui se réunit pour échanger, partager, trouver des conseils [la librairie Le Square organise de nombreuses rencontres avec des auteurs, publie une gazette… – NdlR].

Et comment vous, libraire, voyez-vous l’essor possible du livre numérique, qui peine à s’imposer en France mais qui est déjà très présent dans certains pays comme les États-Unis [l’année dernière, aux États-Unis, Amazon a affirmé avoir vendu plus de livres numériques que de Poche].

Je ne sais pas… C’est sûr qu’un type de littérature va changer de support : une littérature grise, de recherche, sans doute plus exploitable par les lecteurs de façon numérique. Il y a peut-être aussi une lecture adolescente qui va évoluer. Pour l’instant, on a des livres numériques qui ne sont que des duplications de ce qu’ils sont en papier, mais on va inventer de nouveaux outils. Et là je pense que lire un manga avec une animation, lire une bande dessinée avec du son, ça changera la donne. Les livres pratiques vont se métamorphoser aussi. Par exemple, on pourra avoir un guide de voyage à jour sur notre smartphone, qui nous indiquera quoi voir… Mais concernant le livre littéraire, de plaisir, je ne sais pas encore… On a pourtant des pistes, avec l’exemple des États-Unis. Ils n’ont ainsi plus de librairies indépendantes. Il y avait deux grandes chaînes : Borders, la deuxième vient de fermer. Ce dont je vous parlais – la convivialité, le conseil… – n’existe plus. On peut donc se dire que si en France, on enlève ça, on va encore accélérer la déshumanisation de l’échange autour du livre. Alors qu’évidement, ce savoir-faire doit aussi être transposable dans l’univers numérique, pour aiguiller le lecteur.

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