Shame

Révélé par l’uppercut Hunger, le tandem Steve McQueen (réalisateur) et Michael Fassbender (acteur) enfonce le clou avec Shame, portrait entre extase et agonie d’un trader atteint de dépendance sexuelle, porté par un geste de cinéma extraordinaire de culot. Christophe Chabert

C’est par un crescendo incandescent que Steve McQueen nous attire à l’intérieur de son deuxième film, Shame. Crescendo musical où une envolée de cordes lyriques accompagne les images, mais aussi crescendo émotionnel dont l’inachèvement vaut comme raccourci du film dans son ensemble. Pourtant, il n’y a presque rien : un homme assis dans le métro regarde fixement la femme assise en face de lui, jolie, très maquillée, d’abord gênée par ce regard, puis curieuse et enfin complice. Elle se lève à la station suivante, on s’aperçoit qu’elle a une bague au doigt, elle sort de la rame. Il hésite quelques instants, puis se lève à son tour, tente de la rattraper mais elle a disparu dans la foule des passagers. Ce pourrait être un hommage au Brève rencontre de David Lean, le début d’un mélodrame à vous tirer des larmes. Ce sera l’inverse : une descente aux enfers. Car cet homme beau et attirant — normal, c’est le magnétique Michael Fassbender qui l’incarne, se livrant une fois encore à corps perdu à son metteur en scène Steve McQueen, qui l’avait révélé dans Hunger — nage dans un épais brouillard affectif, complètement accro au sexe, que ce soient des vidéos pornos sur le net, des call girls qui défilent dans son luxueux appartement new-yorkais ou des filles croisées dans des soirées.

Un christ obsédé sexuel

Shame suit donc les efforts de Brandon-Fassbender pour sortir du cercle dans lequel il s’est enfermé, sa quête désespérée d’une émotion suffisamment forte pour supplanter celle, devenue mécanique chez lui, de l’orgasme. Il y a quelque chose de christique dans la manière dont le film organise son parcours, le soumettant à des épreuves qui vont faire trembler la surface impassible de ce trader qu’on imagine brillant, sûr de lui mais sans arrogance, et qui peu à peu s’enfonce dans la «honte» et la haine de soi. La première épreuve, c’est le retour de sa sœur Sissy (Carey Mulligan, qui se construit peu à peu une solide et cohérente filmographie), son double inversé, un concentré d’échecs et de poisse dont les pulsions suicidaires ne l’empêchent pas de repartir au front  avec un certain optimisme. Sa naïveté et son manque de recul face au monde ébranlent la placidité de Brandon à deux reprises : d’abord lors d’une interprétation dans un bar lounge de New York New York. C’est un simple gros plan sur le visage de Sissy où la gêne du spectateur le dispute à l’émotion, ne sachant trop si son manque de justesse la rend touchante ou simplement pathétique. Contrechamp : une larme coule le long de la joue de son frère, comme si lui aussi éprouvait le même sentiment d’indécision. Mais une digue a cédé… Pas pour longtemps, car quand elle ramène un ami de Brandon pour coucher avec lui, laissant son frère seul et impuissant dans la pièce d’à côté, celui-ci a une réaction inattendue : il enfile un jogging et part faire un footing nocturne dans les rues de New York. Les plus grands obsédés sont aussi les plus puritains, c’est connu. Le film ne fait cependant aucune leçon de morale : comme dans la plupart des scènes, il propose seulement de regarder ses acteurs en action, à nu, sans esbroufe, ici dans un travelling latéral d’au moins cinq minutes où Fassbender se dépense jusqu’à l’épuisement. Deuxième épreuve : lorsque Brandon tente d’établir une relation avec une de ses collègues de travail, charmante, intelligente et disponible. McQueen filme la leçon de séduction dans un habile plan-séquence au restaurant subtilement dialogué, réplique évidente de celui, magistral, qui marquait le pivot narratif de Hunger. Mais pas de bascule à l’arrivée, sinon un nouvel échec pour Brandon, qui ne peut concevoir d’éprouver des sentiments et du désir sexuel pour une même personne.

Entre le (septième) ciel et l’enfer

Le culot de McQueen consiste donc à toujours relayer son propos, sur la corde raide entre condamnation et fascination, par un geste de mise en scène souverain, une intelligence de l’image qui ne vire jamais à la maîtrise asphyxiante (c’est ce qui le sépare d’un Bruno Dumont, auquel on pense parfois). La représentation de la sexualité, par exemple, reste d’abord hors du cadre — mais pas la nudité, que ce soit Fassbinder pissant longuement après l’amour ou Sissy surprise sous la douche — avant que celle-ci n’explose littéralement dans le champ, pour ce qui restera un des plus grands moments de cinéma de l’année : une longue scène de triolisme entre l’extase et l’agonie, où le crescendo musical initial revient sublimer les plans, fragmentés jusqu’au vertige, éclatants de beauté brute, où le coït est à la fois une délivrance et un supplice, un paradis et une (nouvelle) impasse.

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